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L’Ère des organisateurs

The Managerial Revolution

Numérisation et mise en page, Pascal CHOUR - 2017

Note : je me suis permis de modifier le terme « directeur » utilisé dans la traduction de 1947 par le terme « manager », plus en phase à la fois, avec le texte américain original et l'usage des années 2000.

NOTES DE LECTURE

The Managerial Revolution de James Burnham ou, en français, « L’Ère des organisateurs », est aujourd’hui (2017) un ouvrage largement oublié. Paru en 1941 aux Etats-Unis et traduit en français en 1947, il n’a, à ma connaissance, pas été réédité depuis.

Pourtant, l’ouvrage a « fait sensation » lors de sa parution. Et de fait, la thèse qu’il présente avait de quoi bouleverser les conceptions socio-économiques de l’époque. Elle peut se résumer ainsi :

Exposé ainsi, le lecteur pourrait conclure que ce livre mérite d’être oublié parce que sa thèse principale s’est révélée erronée. Il n’a donc fait que rejoindre les innombrables autres théories sur les évolutions de la société que l’histoire s’est empressée de démentir.

Toutefois, on peut faire un autre exposé de cet ouvrage qui change radicalement l’appréciation qu’on peut en avoir :

Bref, la lecture de cet ouvrage pourrait bien se montrer salutaire dans les années 2016-2017, date de rédaction de ce billet.

La « révolution internet » définira-t-elle un nouveau type de société qui mettra tout le monde d’accord ? Il y a des théories très intéressantes sur ce thème mais force est de constater qu’au milieu des années 2010, cette révolution avait plutôt tendance à renforcer les théories classiques du pouvoir. A suivre…

NOTE DES EDITEURS

JAMES BURNHAM est né à Chicago (Illinois), le 22 novembre 1905, d'un père anglais.

Après de brillantes études universitaires, d'abord à Princetown, ensuite à Oxford (Angleterre), il devint professeur de philosophie à l'Université de New-York.

De 1930 à 1933, il partagea avec Philip Wheelright la direction de la revue The Symposium. Ils écrivirent ensemble une Introduction à l'analyse philosophique, ouvrage destiné aux étudiants, considéré en Amérique comme un modèle du genre.

En 1933, Burnham s'affilia au groupe politique appelé « Trotskyste » ou « IVe Internationaliste » et se mit à collaborer à diverses, publications « travaillistes » et «  radicales ». Une ardente polémique s'engagea entre lui et Trotsky, qui vivait alors au Mexique; en 1939, elle prit un tour si acerbe qu'en 1940 une rupture complète mit fin à leurs relations. « La raison fondamentale de ma rupture, dit Burnham, est que j'étais parvenu à conclure au caractère erroné du marxisme, sa mise en pratique n'aboutissant pas au socialisme démocratique, mais à l'une ou l'autre forme du despotisme totalitaire. »

The Managerial Révolution (L'Ère des Organisateurs) expose la suite des raisonnements par lesquels J. Burnham est arrivé à cette conclusion. Paru aux États-Unis au début de 1941, ce livre y a fait sensation. Si les événements survenus depuis lors ont infirmé certaines des sinistres prévisions qu'il contient, il n'en mérite pas moins d'être connu du public français.

Nous avons traduit « manager » par « directeur » [note : dans cette version, j'ai remplacé « directeur » par « manager »] dans le corps du livre. Comme en ce sens le terme de « manager » n'est usuel ni dans le langage courant, ni dans le langage scientifique, il nous a paru préférable de renoncer à une traduction pure et simple du titre.

Nous avons choisi le titre L'ÈRE DES ORGANISATEURS, qui exprime au moins une des idées directrices de Burnham.

PRÉFACE

LES éditeurs de L'Ère des Organisateurs, MM. Calmann-Lévy, et sa traductrice, Mme Hélène Claireau, m'ont prié de l'introduire auprès du public français par quelques pages de préface.

Si je n'étais sûr de la sympathie des uns et de l'amitié de l'autre, j'aurais vu dans cette demande comme une trace de malice. Je suis socialiste, je n'ai plus besoin, je crois, de l'apprendre à personne. Depuis de bien longues années, ma vie est mêlée à celle du Parti socialiste. Or on n'imagine guère d'ouvrage qui, sur la pensée d'un lecteur socialiste, puisse exercer un choc plus inattendu et plus troublant.

La critique socialiste s'est appliquée, en particulier depuis une trentaine d'années, à distinguer les révolutions politiques, comme celles qui se sont succédé en France au cours du XIXe siècle, et la révolution sociale. Dans les deux cas, la condition commune est la conquête et la détention du pouvoir; mais, dans le premier, l'objet est le changement des institutions gouvernementales; dans le second, la transformation du régime juridique de la production et de la propriété. La détention du pouvoir par le prolétariat organisé, même si elle était le résultat d'un coup de force victorieux, ne serait pas à nos yeux la révolution sociale si elle n'aboutissait pas à l'élimination du régime actuel de la propriété et de la production, dit régime capitaliste, et à l'instauration d'un régime, dit régime socialiste, dont les caractères spécifiques sont l'appropriation et la gestion collective des moyens de production. Mais, cela posé, dans notre concept de la révolution sociale, destruction du régime capitaliste et construction du régime socialiste se confondent. L'analyse marxiste nous a convaincus — et c'est à coup sûr une de ses conclusions essentielles — que les mêmes causes qui provoquent la destruction de l'un déterminent la construction de l'autre.

Une fois le régime capitaliste éliminé, nous nous imaginons le régime socialiste se substituant à lui par un effet de succession automatique, comme le roi de France vivant succédait au roi défunt. La mort de l'un, l'avènement de l'autre nous apparaissent en réalité comme un seul et même acte, et nous n'imaginons pas, une fois le régime capitaliste détruit, ce qui pourrait survenir d'autre que le régime socialiste.

C'est contre cette conviction, contre cette croyance, enracinées, j'en conviens, jusqu'au plus profond de la pensée socialiste, que M. James Burnham est venu s'inscrire tout à coup avec une déconcertante audace.

M. James Burnham proclame que le régime social actuel, celui qui repose sur l'appropriation privée des moyens de production, sur les lois du profit, de la libre initiative et de la libre concurrence, sur le salariat et la division en classes antagonistes qui en sont la conséquence, est appelé à disparaître dans un laps de temps relativement court. Il le considère comme frappé d'ores et déjà d'atteintes mortelles dans sa légitimité morale comme dans son efficacité matérielle. Le socialiste le plus orthodoxe, le plus intransigeant, n'a rien à reprendre ni rien à ajouter à l'acte d'accusation, en neuf articles, qu'il dresse contre le capitalisme à la fin de son troisième chapitre, et cet acte d'accusation est déjà presque un acte de décès. M. James Burnham est donc convaincu, aussi complètement qu'aucun socialiste, que le capitalisme est condamné à disparaître. Mais ce qu'il nie, c'est que le socialisme doive automatiquement apparaître à sa place.

Destruction du capitalisme n’équivaut aucunement, selon lui, à construction du socialisme, ou, pour reprendre l'expression dont il se sert le plus volontiers, il n'est aucunement exact que le socialisme soit « l'unique alternative » du capitalisme.

Non seulement M. James Burnham ne tient pas le socialisme pour le successeur nécessaire du capitalisme, mais il affirme que dans l'état présent des choses, d'après l'ensemble des données actuellement acquises, la substitution du socialisme au capitalisme défunt doit être écartée comme une hypothèse improbable. Il va plus loin encore. Il affirme que l'analyse des données actuelles permet de discerner les caractères de ce successeur probable du capitalisme qui ne sera pas le socialisme... et qui sera précisément ce qu'il nomme le régime managérial. Telle est la pensée maîtresse de son livre ; elle en est l'audace originale.

L'intérêt de la démonstration est aménagé, comme on voit, avec une profonde entente dramatique. Dans un délai relativement court, que M. James Burnham évalue à un demi-siècle au grand maximum, le capitalisme aura terminé son agonie, et l'ensemble de l'univers civilisé sera soumis à un régime économique et social dont la nature et le nom même nous étaient inconnus : le régime managérial.

Le passage du capitalisme au régime managérial sera la révolution managériale annoncée au monde au lieu et place de la révolution socialiste.

Comment ne serions-nous pas anxieux de connaître notre destin ? Qu'est-ce que la révolution managériale ? Que sera le régime managérial ? C'est peut-être ici que M. James Burnham est destiné à décevoir quelque peu le lecteur dont il a excité si savamment la curiosité.

Je n'aurai pas la mauvaise grâce d'entrer en controverse avec M. James Burnham sur la partie de son argumentation qui tend à montrer l'improbabilité de la révolution socialiste. On douterait à bon droit de mon impartialité et je serais obligé, j'en ai peur, de récuser dans une assez large mesure celle de M. James Burnham. Le socialisme orthodoxe ou, si l'on préfère, le socialisme démocratique, tel que l'avait isolé et défini à partir de 1918 la fondation de l'Internationale communiste, ne lui inspire visiblement aucune sympathie. Nous n'avons pas de droit particulier à la sympathie, mais nous avons droit à l'équité, et je ne puis tenir quant à moi pour équitable le raccourci d'histoire socialiste entre les deux guerres qu'on trouvera dans la seconde partie du chapitre intitulé La théorie de la révolution socialiste prolétarienne. Le principal reproche que je ferais à M. James Burnham est de n'avoir pas tenu compte du fait même de la division créée à l'intérieur du prolétariat socialiste européen par la fondation de l'Internationale communiste, ni surtout de la tactique d'offensive systématique pratiquée par l'Internationale communiste dans tous les pays d'Europe, et pendant une période de plus de quinze ans, contre le socialisme démocratique. Mais, je le répète, je n'ai pas le désir d'entrer plus avant dans cette discussion, et je m'empresse d'en venir à l'examen de la découverte propre de M. James Burnham. Il affirme que le régime managérial, futur héritier du capitalisme, se trouve déjà préformé, au sens marxiste du terme, dans la société actuelle. Sur quoi fonde-t-il cette affirmation ?

Il la fonde sur un certain nombre d'indices, concordants à son avis, dont les uns sont fournis par l'analyse économique, les autres par l'analyse historique. D'une part, la production moderne comporte un appareil technique d'une complexité croissante dont tous les éléments sont interdépendants et dont la « direction » ne peut appartenir qu'à une élite de moins en moins nombreuse. A mesure que ce processus s'accentuera, l'emprise des « managers » sur la production deviendra plus étroite. Ces « managers » ne sont pas, dans la pluralité des cas, les propriétaires ou les actionnaires des entreprises, ni les financiers qui en font le capital ou en manipulent les titres, ni même les gérants commerciaux. Ce sont les chefs techniques, ceux qui «  font marcher » l'entreprise en tant que moyen de production, ceux qui règlent le jeu coordonné des rouages multiples de la machine et tiennent en main le volant de conduite. Dans toutes les nations modernes, aux États-Unis comme en Europe, l'évolution économique oblige les États à assumer eux-mêmes une part de plus en plus considérable dans le contrôle et même dans la gestion directe de la production. Mais peu importe à cet égard la distinction entre les entreprises privées et les entreprises nationales ou nationalisées. Que les managers soient les gérants d'une société privée ou des agents publics, leur rôle et leurs fonctions dans la production sont identiques. Leur pouvoir sur la production est destiné à s'accroître sans cesse ; à mesure que leur pouvoir ira croissant, ils en prendront de plus en plus nettement conscience, ils se sentiront de plus en plus fortement solidaires dans son exercice, ils seront de plus en plus vivement incités à faire servir ce pouvoir à leur intérêt propre, c'est-à-dire à prélever à leur profit propre une part de plus en plus considérable des richesses produites. Ainsi, au fur et à mesure que l'évolution économique se poursuivra, les managers se constitueront en classe, avec une conscience de classe, des intérêts de classe, des privilèges de classe. Le jour où le système capitaliste s'effondrera — puisque, ne l'oublions jamais, M. James Burnham tient son effondrement pour inéluctable — la propriété privée des moyens de production sera supprimée, les propriétaires, actionnaires, financiers, gérants commerciaux disparaîtront. Mais la classe des managers, qui, eux, ne sont pas propriétaires, subsistera. Non seulement leur pouvoir ne sera pas mis à néant, mais il se trouvera indéfiniment étendu, puisqu'il ne sera plus limité ni par la propriété capitaliste, ni par l'État capitaliste, et que la direction de la production se sera confondue avec la direction de la société elle-même. Ils demeureront une classe homogène, maîtresse de fixer elle-même à son gré les procédés de sélection qui assurent sa continuité, maîtresse d'accroître sans cesse les prélèvements privilégiés qu'elle opère sur la production globale. La révolution sera chose faite, mais la révolution managériale au lieu de la révolution sociale, et, en ce qui touche la masse immense des prolétaires, qui n'auront fait que changer de maîtres et d'exploiteurs, elle se sera faite pour rien.

Tel est le schéma qui, dans l'ordre économique, sert de base à la prévision de M. James Burnham.

D'autre part, dans l'ordre de l'analyse historique, il se juge le droit d'affirmer que toutes les mutations embryonnaires, partielles ou locales, qui se sont produites depuis la première guerre mondiale, sont conformes à ce schéma. Il fait principalement état du mouvement technocratique et du New Deal aux États-Unis, du nazisme allemand, de la révolution lénino-stalinienne. Aux États-Unis et en Allemagne, il nous montre comment le régime managérial peut se loger à l'intérieur du régime capitaliste, que le New Deal avait laissé subsister et que le nazisme hitlérien n'avait aucunement détruit, en tant que régime juridique de la propriété. En Russie soviétique, il montre comment le régime managérial peut s'installer sur les ruines du capitalisme détruit et, par conséquent, succéder au capitalisme, fournissant ainsi le modèle exact et complet de la future révolution universelle.

Au moment où M. James Burnham écrivait son livre, c'est-à-dire dans le courant de l'année 1940, l'examen du national-socialisme allemand, considéré comme régime économique et social, pouvait assurément lui fournir un argument valable. Je note d'ailleurs en passant qu'à cette époque M. James Burnham, qui a eu l'élégance de ne modifier en rien sa rédaction, retenait la victoire finale de Hitler comme une hypothèse plausible et indiquait même l'Allemagne comme le centre de l'un des trois blocs — américain, européen, asiatique — entre lesquels se partagerait un jour l'univers « managérialisé ». Au moment où j'écris, moi, cette préface, l'indice tiré du régime nazi a évidemment perdu sa force probante. Au contraire, l'indice tiré de la Révolution soviétique conserve toute sa valeur.

En dépit des ravages matériels qu'elle a subis pour la cause commune, l'Union des Républiques soviétiques est sortie de la guerre non seulement intacte, mais considérablement accrue dans sa puissance. Elle est sortie victorieusement du test le plus sévère de l'histoire. Sa structure intérieure ne marque aucune modification sensible. La Révolution a détruit le régime de la propriété privée capitaliste ; elle l'a détruit par entrée de jeu, dès ses premiers gestes, et, selon M. James Burnham, rien absolument n'autorise à penser que le régime détruit soit en train de se reconstituer sous une forme quelconque. Si l'analyse marxiste était justifiée, si le socialisme était vraiment l'unique alternative du capitalisme, on aurait donc dû voir apparaître en Russie, par un processus concomitant avec la destruction de la propriété capitaliste et avec une sorte de simultanéité automatique, le régime socialiste dont M. James Burnham fixe ainsi les caractères spécifiques : régime sans classes, régime entièrement démocratique, régime international. Or M. James Burnham conteste formellement que le régime soviétique accuse un seul de ces trois caractères. L'État soviétique n'est, dit-il, ni démocratique, ni international, il ne tend même ni vers la démocratie ni vers l'internationalisme. La société qu'il a instaurée n'est aucunement une société sans classes puisque « l'inégalité du point de vue du pouvoir et des privilèges y est plus marquée qu'en aucune nation capitaliste » et qu'on y trouve «  l'exploitation systématique au profit d'une classe basée sur la possession de l'économie par l'État ».

Cette classe privilégiée est précisément la classe des « managers », autrement dit le corps solidaire de fonctionnaires soviétiques, de techniciens, de bureaucrates supérieurs qui, en Russie, ne préexistait qu'à peine à la Révolution et que le travail révolutionnaire de construction planifiée n'a cessé de développer en nombre et en importance. A l'heure présente, elle a soumis à son contrôle exclusif l'organisation et le contrôle de la production, sans la moindre participation de la masse des travailleurs. Elle a réduit cette masse à une obéissance passive. Sa toute-puissance, résultant de l'exclusivité du contrôle, lui permet de s'assurer dans la répartition des produits, sous des formes et à des titres différents, un traitement préférentiel égal ou supérieur à la plus-value capitaliste. Faisant état d'un article de Léon Trotsky publie à la fin de 1939, « et basé sur la collation attentive et l'analyse des statistiques parues dans la presse soviétique », M. James Burnham affirme que « 11 à 12 p. 100 de la population soviétique touchent actuellement 50 p. 100 du revenu national, la différenciation étant plus marquée qu'aux États-Unis, où 10 p. 100 de la population encaissent approximativement 35 p. 100 du revenu ».

Maîtresse de l'État, contrôlant la production dont les instruments appartiennent à l'État, prélevant sa dîme sur les richesses produites, la classe des managers s'est donc substituée à la bourgeoisie capitaliste comme classe dirigeante. Elle lui succède tout à la fois dans son pouvoir et dans ses privilèges.

On a souvent qualifié ce régime — dont je n'ai pas à discuter ici la description ou l'appréciation — de capitalisme d'État. M. James Burnham n'aime pas cette expression et je ne l'aime pas davantage. Son vice principal est de laisser planer un doute ou subsister une équivoque sur un fait d'importance primordiale et que, tout comme M. James Burnham, je considère comme entièrement requis, je veux dire la destruction de la propriété privée capitaliste. En Russie soviétique, capitalisme d'État est à vrai dire une contradiction dans les termes, puisque l'appropriation des instruments de production par l'État ne comporte et ne peut comporter ni l'un ni l'autre des caractères essentiels de la propriété capitaliste, à savoir la productivité propre du capital, indépendamment de tout travail ou profit de l'individu propriétaire et sa transmissibilité indéfinie d'individu à individu par voie héréditaire. On désigne en réalité, par les mots capitalisme d'État, un régime où l'État s'est approprié tout ou partie des moyens de production, par voie de rachat amiable, de rachat autoritaire ou d'éviction, sans que, cependant, les rapports du travailleur salarié avec l'Etat patron diffèrent substantiellement de ses rapports avec le patron capitaliste. La propriété individuelle et le profit individuel du capitaliste sont éliminés en tout ou partie, mais le travailleur n'est pas émancipé : la loi du salariat continue à peser sur lui. Il n'a fait que changer de maître, l'État devant se montrer, par hypothèse, un maître plus bienveillant et plus équitable. En ce sens, le régime soviétique, tel que le caractérise M. James Burnham, et le régime managérial, tel qu'il l'annonce, seraient des capitalismes d'État.

Au point où j'en suis parvenu de cette présentation, je puis me hasarder, je crois, à former un jugement d'ensemble sur la thèse maîtresse de M. James Burnham. Il entend démontrer, par l'étude et par l'exemple, qu'il est possible de détruire le capitalisme sans fonder le socialisme. En tenant ses analyses et ses généralisations pour fondées, la conclusion qu'on peut légitimement en tirer me paraît très différente, et, somme toute, sensiblement moins originale. Je la formulerai ainsi. Il est possible de détruire la propriété privée capitaliste sans avoir détruit le capitalisme.

Le capitalisme n'est évidemment pas détruit si la mutation révolutionnaire n'a eu d'autre effet que de substituer à la propriété privilégiée d'un certain nombre d'individus la propriété privilégiée d'un groupe ou d'un certain nombre de groupes. Une transformation du même ordre s'est poursuivie, par voie évolutive, au sein du capitalisme lui-même, sans en altérer essentiellement le caractère. La propriété capitaliste individuelle est remplacée par une propriété capitaliste collective. Cette propriété collective, quelles qu'en soient les formes initiales, tendra à créer à son profit des avantages analogues à ceux de la plus-value capitaliste, et à s'en assurer la transmission héréditaire. La propriété privée capitaliste aura disparu, d'accord, et cela sans que le socialisme apparaisse, d'accord, mais par la raison que le capitalisme n'aura pas été intégralement détruit.

En termes plus généraux, le capitalisme n'est pas intégralement détruit si la suppression de la propriété privée des moyens de production laisse subsister l'ensemble des rapports économiques et sociaux qu'elle avait engendrés : le salariat, les formes autoritaires de la gestion patronale, l'iniquité foncière dans la répartition des richesses produites, la perception de profits, indépendants du travail ou venant en addition indue à la rémunération normale du travail. Je dirai même que le capitalisme n'est pas intégralement détruit si la suppression de la propriété privée laisse subsister les rapports moraux qui en sont issus, je veux dire cette hiérarchie des hommes correspondant à la hiérarchie présumée des conditions et des tâches, et qui se traduit par une inégalité dans toutes les formes du comportement humain.

Tout l'effort de description, d'interprétation, de prévision de M. James Burnham porte sur des cas ou sur des hypothèses qui présentent ce caractère. Nous ne sommes plus en présence du capitalisme intégral, puisque la propriété privée capitaliste est détruite ou supposée détruite. Mais la destruction intégrale du capitalisme n'est pas exécutée, puisqu'une propriété collective capitaliste est en voie de formation et que les séquelles de la propriété privée capitaliste lui survivent. Ce régime n'est pas le régime capitaliste proprement dit, mais, de toute évidence, il n'est pas le socialisme proprement dit. Il est socialiste en ce sens qu'il n'y a plus de capitalistes individuels ; il est capitaliste en ce sens qu'un tréfonds de capitalisme persiste toujours. Il deviendrait automatiquement le socialisme si la destruction du capitalisme était parachevée, si le résidu capitaliste était totalement éliminé, et le socialisme apparaîtrait alors ce qu'en réalité il n'a pas cessé d'être : l'alternative unique du capitalisme une fois aboli.

Raisonnant en ce sens, j'en viens donc à considérer que les régimes directoriaux de M. James Burnham, bien loin de constituer le type définitif vers lequel se dirigent les sociétés humaines, ne représenteraient au mieux qu'un « type intermédiaire », comme nous disions il y a quinze ans, qu'une formule transitoire, qu'une étape passagère dans le mouvement vers le socialisme.

Je doute fort, pour ma part, qu'ils s'installent durablement et surtout qu'ils se généralisent. Mais, en admettant même qu'il dût en être ainsi, que faudrait-il changer au régime managérial pour qu'il devînt le régime socialiste ? Quelles corrections, quelles inflexions faudrait-il lui faire subir ?

Le socialisme admet sans la moindre difficulté et sans la moindre réticence que la conduite d'une production planifiée selon la technique moderne exige une élite de « managers ». Pour que nous nous installions en terrain socialiste, il faut et il suffit que le recrutement de l'élite managériale soit soustrait à toute espèce de favoritisme, de népotisme ou exclusivisme, que les règles de transmission ne soient faussées ni par l'hérédité, ni par la cooptation, en un mot que la sélection se fasse, pour chaque poste et dans chaque génération, sur la seule équité du mérite personnel et de l'utilité sociale. Le socialisme, d'autre part, quoi que M. James Burnham semble parfois en penser, n'a jamais réclamé une rémunération uniforme pour toutes les variétés et toutes les qualités de travail. Il condamnerait les prélèvements privilégiés des managers tout comme la plus-value capitaliste en tant qu'ils viendraient s'ajouter, comme un attribut de puissance, à la rémunération normale ; mais il entend par rémunération normale celle qui correspond à la qualité du travail, à son rendement, à sa valeur collective. Pour que nous nous installions en terrain socialiste, il faut et il suffit que des différenciations normales de rémunération ne soient pas assez tranchées pour léser la masse des travailleurs et aussi pour porter sensiblement atteinte à une règle générale d'égalité dans les conditions, dans le mode de vie, dans les mœurs. Le socialisme convient sans difficulté que la production comporte nécessairement une discipline, et la production moderne plus que toute autre, ais, pour que nous nous installions en terrain socialiste, il faut et il suffit que cette discipline ne repose pas sur l'obéissance hiérarchique, mais sur le consentement volontaire, qui a lui-même pour condition l'intérêt et l'affection apportés par chaque travailleur à l'œuvre commune, et son initiation à tous les problèmes de la gestion, ce qui répond sous une autre forme au sens profond de l'égalité. Si nous supposons ces changements accomplis, les managers ne sont plus que les individus chargés, parce qu'ils en étaient dignes et aussi longtemps qu'on les en juge dignes, d'un office indispensable et primordial ; ils ne constituent plus à aucun degré une classe, une caste sociale. Leur corps ne possède ni les caractères, ni la cohérence, ni la permanence, ni les privilèges de classe. Le résidu capitaliste a été éliminé. Nous sommes en régime socialiste. J'aurais pu résumer en une phrase ce long développement. Pour transformer le régime managérial de M. James Burnham en régime socialiste, ce qui est nécessaire et suffisant est d'y introduire la démocratie. Une fois détruite la propriété privée capitaliste, le jeu libre de la démocratie est nécessaire et suffisant pour extirper les résidus du capitalisme, pour empêcher la constitution d'une propriété capitaliste collective, pour interdire la constitution en classe privilégiée des chefs techniques, pour réserver à la masse des travailleurs sa part légitime dans le contrôle et la gestion des moyens de production, pour assurer à l'ensemble du travail collectif son caractère essentiel d'égalité. Si ma prévision est opposée à celle de M. James Burnham, c'est, dans le fond des choses, parce que je forme un pronostic entièrement différent du sien. Ou, pour être plus juste, entièrement différent de celui qu'il formait en 1940 sur l'avenir de la démocratie dans le monde. Je crois, quant à moi, que l'instinct démocratique, que le besoin démocratique, qui se confond à tant d'égards avec les exigences de la conscience personnelle, est sorti des assauts que lui avaient livrés les puissances et les idéologies totalitaires, avec un renouveau intense de vitalité. Je crois que l'inspiration démocratique du socialisme, comme aussi son inspiration internationale, sont exactement à l'unisson avec les « voix intérieures » de l'humanisme moderne. Je crois donc qu'une fois la propriété privée du capitalisme éliminée — comme terme du processus dont M. James Burnham concède et proclame la nécessité — c'est sur le plan socialiste que se transporteraient les sociétés. Je crois que les sociétés « managériales » qui pourraient émerger d une période de transition et de confusion se dirigeraient plus ou moins rapidement vers le socialisme par l'effet d'une sorte de loi d'attraction démocratique. Peut-être, dans cette Russie soviétique, que M. James Burnham considère comme le modèle anticipé des régimes directoriaux, cette translation a-t-elle commencé à notre insu.

On peut maintenant juger à quel point le lecteur intéressé par les problèmes sociaux trouvera dans ce livre matière à réflexions intérieures. L'imagination intellectuelle de M. James Burnham est si riche, son jugement est si original, que le dialogue qu'on engage avec lui semble inépuisable. Pour ma part, je lui exprime ici la plus sincère des gratitudes, car il m'a obligé à refaire l'épreuve scrupuleuse d'un certain nombre d'idées avec lesquelles je vivais si familièrement et depuis de si longues années qu'elles ne se présentaient plus à moi sous l'aspect critique. Après cette épreuve, et malgré des chocs parfois assez rudes, je ne me sens nullement ébranlé dans l'adhésion que je leur donnais. Je me sens même éclairci et fortifié dans l'une de celles qui me sont le plus chères, à savoir que la transformation révolutionnaire du régime de propriété et de la production n'est pas une fin en soi, mais le moyen nécessaire et la condition indispensable de la libération de la personne humaine, qui est, elle, une fin en soi et la fin dernière du socialisme. J'y ai trouvé aussi des raisons nouvelles et puissantes pour justifier l'intérêt capital que le socialisme actuel attache à des problèmes tels que le recrutement des élites, la transformation de l'éducation publique en un système de sélection et d'affectation sociale, la participation ouvrière à la gestion des services collectifs et des entreprises socialisées, la mise en harmonie de cette gestion avec les besoins d'ensemble de l'économie. J'acquitte donc une dette de reconnaissance en en recommandant la lecture à tous ceux qu'elle peut instruire — y compris ceux qu'elle pourra parfois irriter.

Léon BLUM.

AVANT-PROPOS

L'ÈRE DES ORGANISATEURS a été écrite, pour la plus grande partie, en 1940. Depuis cette époque, certaines allusions à des faits précis sont devenues périmées et les événements ont infirmé quelques-unes de mes prédictions. Il m'a néanmoins paru préférable de ne pas changer le texte original. Après coup, on fait aisément preuve de sagesse historique. Les erreurs passées nous instruisent peut-être plus encore que les réussites.

Mes réflexions sur les cinq ou six dernières années m'amènent aux conclusions suivantes :

La théorie de la Révolution managériale en général, et plus spécialement sous ses aspects sociaux et économiques, a été abondamment confirmée. Les années de guerre ont apporté des preuves nouvelles à l'appui de ma théorie, qui me permettraient de l'exposer avec plus de clarté; mais je ne vois aucune raison d'en réviser la thèse fondamentale. Le capitalisme a disparu totalement dans des pays de plus en plus nombreux. Il est partout en retraite en tant que système social, soit qu'on le supprime radicalement, soit qu'on lui fasse subir des transformations internes. En même temps, malgré les noms et les étiquettes, on n'aperçoit nulle part la moindre indication de l'établissement du socialisme dans son sens classique d'une société « libre et sans classes ».

Les principales erreurs de l’Ère des Managers se trouvent dans l'analyse politique. Je les attribue surtout au fait qu'il y a six ans je ne m'étais pas encore suffisamment débarrassé de la conception marxiste de la subordination de la politique à l'économie. De plus, je continuais alors à subir l'influence de Trotsky et de son opinion exagérée sur la faiblesse du régime soviétique.

Les succès des Soviets pendant et depuis la guerre confirment, comme j'aurais dû le prévoir, d'une façon remarquable, la théorie de la Révolution managériale. L'Union soviétique a été la première grande nation à s'engager dans la voie managériale, et, depuis 1939, elle est celle qui s'y est avancée le plus loin. Malgré sa corruption et sa faiblesse matérielle, c'est de là que sont provenus son dynamisme social et son élan politique. L'Allemagne et le Japon, encore au «  stade nucléaire » du développement de la Révolution managériale, étaient trop en retard sur la Russie pour pouvoir l'emporter.

L'issue de la guerre semble, pour le moment, contredire ma prévision d'une organisation mondiale comportant trois super-États, Europe, Asie et Amérique. L'Union soviétique tend vers la domination d'un Empire eurasien unique.

Sans la découverte de la bombe atomique, je maintiendrais ma première prédiction; cependant, même la bombe atomique pourrait bien ne pas empêcher ce qui demeure l'évolution politique la plus naturelle.

James BURNHAM. NEW-YORK, 4 février 1946

I-Le problème

« J'en arrive maintenant à la dernière partie de ma tâche : celle où j'enseigne aux princes la cruauté et les méthodes de domination absolue. Si quelqu'un lit mon livre avec impartialité et indulgence, il s'apercevra facilement que mon intention n'est pas de donner en exemple au monde cette façon de gouverner ou ces hommes même dont je parle, encore moins d'apprendre aux hommes la manière d'écraser les hommes vertueux et tout ce qui est sacré et vénérable ici-bas : lois, religion, probité, etc. Si j'ai été un peu trop précis en décrivant ces monstres dans tous leurs aspects et comportements, c'est avec l'espoir que l'humanité, apprenant à les connaître, les écartera, mon ouvrage étant à la fois une satire contre eux et une description véridique. »

Niccolo MACHIAVELLI. (Extrait d'une lettre à un ami.)

Au cours de la seconde guerre mondiale, qui commença le 1er septembre 1939, des personnes de plus en plus nombreuses arrivèrent à la conclusion que cette guerre ne pouvait s'expliquer, comme les guerres en général, du point de vue militaire et diplomatique. Chacune des puissances qui participent à une grande guerre prend toujours soin d'exposer qu'elle ne se bat pas avec l'objectif vulgaire d'une conquête pure et simple, mais qu'elle lutte pour la liberté, la justice, Dieu et l'avenir de l'humanité.

La seconde guerre mondiale ne fait pas exception à cette règle qui semble exprimer un besoin profond du sens moral des hommes lorsqu'ils se proposent de se massacrer mutuellement. Néanmoins, tout en reconnaissant cette règle générale, les observateurs s'accordent pour trouver que cette guerre n'est pas une guerre ordinaire. Certains d'entre eux l'ont qualifiée de « révolution » ou de « révolution sociale », tel, par exemple, le commentateur radiophonique Quincy Howe, écrivain connu, qui s'est servi de ces termes avec insistance. L'Allemagne, ne se lassait-il pas de répéter, ne s'est pas contentée d'envoyer au-delà de ses frontières une machine militaire remarquablement organisée ; elle en a fait le véhicule d'une révolution sociale destinée à transformer le système social du continent européen. La même idée a été exprimée dans de nombreuses dépêches d'Otto Tolischus, après son expulsion d'Allemagne, où il avait été, pendant de longues années, le principal correspondant du New York Times. Je ne cite pas ces deux hommes parce que leur opinion était exceptionnelle, mais bien parce qu'elle reflétait celle d'une foule d'autres personnes.

Toutefois, en examinant ce qui a été dit et écrit dans ce sens, nous remarquons qu'on n'y voit nulle part la description précise de cette révolution et de la société nouvelle qu'elle est destinée à créer.

Il faut prendre garde de ne pas laisser déformer notre jugement d'historien par les émotions bouleversantes de la guerre elle-même. S'il est exact qu'une importante révolution sociale est en train de s'accomplir, la guerre est subordonnée à la révolution et non la révolution à la guerre. La guerre — et les guerres futures — sont un épisode de la révolution. Nous ne pouvons comprendre celle-ci en limitant notre analyse à la guerre ; nous devons considérer la guerre comme une phase du développement de la révolution.

De plus, le rôle de l'Allemagne dans la révolution, si c'en est bien une, ne doit pas être exagéré. Le monde moderne se compose d'éléments étroitement enclenchés par d'innombrables liens technologiques, économiques et culturels. Les forces sociales dramatiquement mises en œuvre en Allemagne ne se sont pas arrêtées aux frontières du Reich ; si elles y ont produit des résultats effrayants, elles se sont, dans d'autres pays — dans tous les autres pays — infiltrées plus ou moins ouvertement.

Pour nous, qui habitons les États-Unis, c'est naturellement ce qui s'y passe qui nous intéresse le plus. La vieille et fallacieuse croyance en notre isolationnisme militaire est dix fois moins dangereuse que la croyance erronée en notre isolationnisme social.

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Ce que nous entendons par « révolution sociale », surtout quand nous cherchons à distinguer une révolution sociale d'une révolution « militaire » ou « politique », demande à être précisé. On en a fait plusieurs définitions contradictoires, en général à l'occasion de théories historiques opposées. Il paraît quand même possible de décrire, sans nous assujettir d'avance à une théorie particulière, en quoi consiste une révolution sociale.

1. Un changement radical a lieu dans les institutions sociales les plus importantes (économiques et politiques).

La propriété, les modes de production économique, la structure légale, le régime et l'organisation politiques sont changés à tel point qu'ils sont devenus différents et non simplement soumis à certaines modifications. Ils ne sont plus médiévaux, mais modernes, bourgeois ou capitalistes. Au cours de la révolution, il arrive souvent que les institutions anciennes sont littéralement anéanties et que des institutions nouvelles surgissent pour remplir des fonctions analogues dans la nouvelle société.

2. En même temps que le changement des institutions sociales, il se produit des changements plus ou moins parallèles dans les institutions culturelles et dans l'idée que se font les hommes de leur place dans le monde et dans l'univers. La transition entre le monde féodal et la société capitaliste moderne s'accompagna, à l'époque de la Renaissance, de la réorganisation de l'Église et des écoles et d'une modification complète des idées générales.

3. Enfin, nous observons un changement dans le groupe d'hommes qui détient les positions dirigeantes et les privilèges dans la société. A la domination des seigneurs féodaux, avec leurs vassaux et leurs fiefs, succède celle des industriels et des banquiers, avec leur argent, leurs usines et leurs ouvriers.

Cette conception n'est pas dépourvue d'un certain arbitraire, car, en fait, les institutions culturelles, les croyances et les rapports sociaux subissent une modification continuelle, et il est impossible de tracer la ligne exacte qui sépare deux types de société. Ce qui importe n'est pas le changement en lui-même, mais la rapidité avec laquelle il s'opère. Elle est plus grande à certaines époques qu'à d'autres. Quelle que soit la théorie de l'histoire que l'on professe, il est indéniable que l'allure des changements des institutions sociales, des croyances et des relations entre les divers groupes sociaux a été incomparablement plus rapide entre 1400 et 1600 que pendant les six siècles précédant le XVe ; de plus, ces changements ont été d'une bien plus grande importance au cours des deux derniers siècles qu'entre les années 800 et 1400. Ce que nous appelons « révolution sociale » est identique à l'une de ces périodes où les changements ont lieu à la vitesse maxima. Les historiens ne sont pas d'accord entre eux sur le moment où a commencé l' « ère moderne », mais ils reconnaissent tous la différence marquée existant entre la société médiévale et la société moderne.

Dire qu'une révolution sociale est en train d'avoir lieu revient à dire que la période actuelle est caractérisée par un changement social très rapide, que c'est une période de transition entre le type de société — celui qui a prévalu, dans ses grandes lignes, depuis le XVe jusqu'au début du XXe siècle — et un type de société nouveau et différent. Pendant des siècles, les activités humaines se poursuivent dans un cadre donné d'institutions sociales et culturelles, plus ou moins stable ; des modifications se produisent, mais pas assez profondes pour altérer le cadre fondamental. De loin en loin, dans l'histoire de l'humanité, les changements sont si rapides et si radicaux que le cadre lui-même vole en éclats et doit être remplacé.

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Le problème qui fait l'objet de ce livre est le suivant : étant donnée la définition d'une révolution sociale que je viens d'exposer, je vais supposer, non sans preuves à l'appui de cette affirmation, que la période actuelle est, en fait, une période de révolution sociale, de transition entre deux types de société. En partant de cette base, je présenterai une théorie que je dénomme « la théorie de la révolution managériale », laquelle permet à la fois d'expliquer cette transition et de prédire le type de société qu'elle amènera. L'exposition de cette théorie forme l'unique objet de cet ouvrage.

Je ne prétends nullement que cette théorie soit une nouveauté originale et étonnante. Au contraire. Quand, au cours de ces dernières années, je l'ai présentée, à l'occasion de conférences ou de conversations, je me suis généralement entendu dire : « Mais c'est justement ce que je pensais depuis quelque temps ! » ou : « C'est exactement ce que je disais l'autre jour à M. Untel ! » Cette réaction m'a semblé non pas une raison de rejeter la théorie comme banale ou insignifiante, mais elle m'a incité à en faire un exposé aussi explicite que possible afin que le public pût l'examiner, la critiquer, la repousser, l'accepter ou la modifier selon les exigences de ce qui la confirme ou l'infirme.

Depuis vingt ans, bien des éléments de cette théorie ont été inclus dans divers articles et livres dont je me reconnais le débiteur, d'une façon générale, sans toutefois pouvoir en désigner un qui m'ait spécialement influencé. Ce qui est neuf dans mon ébauche (car mon livre n'est guère qu'une ébauche), c'est le nom donné à la théorie (chose assez importante) ; le nombre des divers facteurs historiques qu'elle synthétise ; l'élimination des suppositions qui en ont, jusqu'ici, obscurci le sens ; et la manière dont elle est présentée.

Il faut encore que j'avertisse le lecteur que je n'écris pas un programme de réforme sociale et que je ne prononce aucun jugement moral SUT le sujet que je traite. J'entends exclusivement élaborer une théorie descriptive, susceptible d'expliquer le caractère de la période actuelle de transition sociale, et de prédire, du moins dans ses grandes lignes, celle qui la suivra. Je ne me préoccupe pas — du moins dans ce livre — de savoir si les faits indiqués par cette théorie sont « bons » ou « mauvais », justes ou injustes, désirables ou indésirables, mais simplement d'établir si la théorie est vraie ou fausse en considération des preuves dont nous disposons présentement.

Je sais que cet avertissement n'empêchera pas nombre de ceux qui liront ce livre de lui attribuer un programme et une moralité, car il est extrêmement rare qu'en soient exempts les ouvrages consacrés à l'histoire, à la sociologie et à la politique. Dans ces domaines, nous recherchons plutôt une conviction qu'une information ; mais l'expérience enseigne qu'une conviction sincère n'est possible que si elle s'appuie sur la science. Et, bien que ce livre ne contienne ni programme ni moralité, si la théorie qu'il présente est juste ou partiellement juste, il n'est pas de programme intelligent ni de morale sociale possible sans la compréhension de cette théorie.

II-Le monde dans lequel nous vivons

DONC, nous vivons dans une période de transition rapide entre deux types de société. Mais, avant d'attaquer le problème du monde de demain, il faut que nous nous formions une idée cohérente du monde d'hier. Nous ne pouvons comprendre vers où nous nous dirigeons si nous ne possédons quelque idée sur notre point de départ. Quelles étaient les caractéristiques principales du « monde moderne », du type de société généralement qualifié de « capitaliste » ou de « bourgeois » qui a prédominé depuis la fin du moyen âge jusqu'à 1914 ?

Quand on essaie de décrire les principales caractéristiques de la société capitaliste (ou d'une société quelconque), on se heurte tout de suite à certaines difficultés. Qu'allons-nous décrire ? On ne peut tout décrire : les livres écrits depuis cinq cents ans, tous les livres n'y suffiraient pas. Quels que soient les faits que nous choisissions, ils peuvent paraître avoir été choisis arbitrairement. Nous avons, néanmoins, un guide pour circonscrire notre sélection, puisque notre but est limité. Il est relatif à la révolution sociale ; or, conformément à la description que nous en avons esquissée, la révolution sociale touche les institutions économiques et sociales les plus importantes, les institutions culturelles et les croyances les plus répandues, les classes ou groupes dirigeants. C'est donc par rapport à ces institutions et à ces dirigeants que nous devons décrire la société capitaliste. Il est inutile de tenir compte des milliers d'autres traits de cette société moderne qui pourraient intéresser un autre objet.

L'arbitraire s'exerce aussi d'une autre manière : en décrivant la société capitaliste, nous ne faisons que nous borner à l'examen de quelques institutions, nous ne passons en revue qu'un pourcentage infime de la surface de la terre et qu'une faible proportion de sa population.

Nous nous montrons peut-être étroitement orgueilleux en déduisant notre conception du monde moderne exclusivement de son organisation dans quelques pays d'Europe et aux États-Unis, car, après tout, il existe d'autres territoires et d'autres peuples, en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud. Mais l'arbitraire de notre choix est suffisamment justifié par le fait que le problème qui nous intéresse est de savoir ce que va devenir le genre de société qui a prédominé, dans les temps modernes, en Angleterre, aux États-Unis, en France et en Allemagne, et non le sort des sociétés ayant pu exister dans l'Inde centrale, en Chine ou en Afrique.

De plus, les nations auxquelles nous nous limitons ont exercé une puissante influence sur le reste du globe ; leurs institutions ont profondément affecté celles de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique du Sud, tandis que la réciproque n'est pas vraie : les institutions indigènes de ces vastes continents n'ont pas produit d'effets comparables sur les grandes puissances modernes.

Il apparaît clairement quels sont les nations et les peuples qui méritent le plus d'attention quand on cherche à résumer la nature de la société capitaliste moderne. L'Angleterre, avec son empire, se place en premier, à tous points de vue. Il convient d'accorder à la France une place particulière à cause de certaines formes-clés de politique moderne qu'elle a su approcher dès avant l'épanouissement de l'Angleterre. Viennent ensuite les villes souveraines italiennes, les villes allemandes de la Ligue hanséatique et, plus tard, les villes des Pays-Bas, avec leur grande prospérité économique. L'importance de la France s'accroît à la fin du XVIIIe siècle ; au XIXe, la France et l'Angleterre sont rejointes par les États-Unis et l'Allemagne, et, dans des rôles moins importants, par la Russie, l'Italie et le Japon. Le monde moderne a été le monde de ces nations-là et non celui de l'Afghanistan, du Nicaragua ou de la Mongolie.

La société capitaliste moderne a été caractérisée par le type de son économie. Le mode de cette économie a subi des transformations diverses ; elle a été plus fluide et plus changeante que l'économie d'aucune autre époque de l'histoire ; mais, à travers toutes ces transformations, certains traits marquants ont toujours persisté. Ils diffèrent nettement de ceux de l'économie féodale d'où l'économie capitaliste est issue. Les plus typiques et les plus importants sont les suivants :

1. Dans l'économie capitaliste, la production est une production de marchandises. Des milliers de denrées diverses sont produites pour satisfaire des milliers de besoins différents. Nous avons besoin d'être chauffés, d'être habillés, d'être nourris, d'être amusés, et ainsi de suite. Mais, dans l'économie capitaliste, les denrées les plus différentes peuvent être immédiatement comparées entre elles par le truchement d'une denrée abstraite parfois appelée « valeur d'échange », représentée soit approximativement, soit exactement (selon la théorie économique qui analyse le phénomène), par leur prix monétaire. Les produits, considérés non pour les qualités grâce auxquelles ils satisfont des besoins spécifiques, mais en raison de leur valeur d'échange, ne diffèrent plus entre eux que du point de vue de la quantité ; ce sont alors des « marchandises ».

Sur le marché capitaliste, toutes les choses s'offrent en tant que marchandises : tout, les chaussures et les statues, le travail, les maisons, l'intelligence et l'or, tout s'y voit attribuer une valeur monétaire et peut ainsi, grâce à ce symbole monétaire, faire l'objet des multiples transactions dont l'argent est capable.

Toutes les sociétés, sauf les plus primitives, ont produit une partie de leurs denrées en qualité de marchandises. Mais dans toutes les sociétés, excepté la société capitaliste, et en particulier dans la société féodale qui a précédé le capitalisme, les marchandises n'ont constitué qu'une part très faible de la production totale. D'abord, dans ces sociétés, la plus grande partie des denrées étaient consommées par leurs producteurs immédiats ; elles n'étaient pas échangées et n'avaient pas l'occasion de jouer le rôle de marchandises. La valeur d'échange ou l'argent ne peuvent se manger ni servir de vêtement. Au moyen âge, même lorsque des produits étaient échangés, ce n'était pas contre de l'argent ; les échanges se faisaient en nature ; ce qui intéressait le paysan acheteur ou vendeur n'était pas le prix qu'il pourrait obtenir ou celui qu'il devrait payer, mais l'excédent de telle denrée, susceptible de satisfaire tel besoin, grâce auquel il pourrait acquérir une autre denrée pour satisfaire un autre besoin.

2. Le rôle suprêmement important, dominant, de l'argent est un trait évident de l'économie capitaliste ; il découle nécessairement de la production des marchandises. L'argent n'est pas une invention du capitalisme ; il a figuré dans la plupart des autres sociétés, mais il n'a joué dans aucune d'elles un rôle comparable à celui que lui assigne le capitalisme. Cette différence est démontrée par le fait que presque tout ce que comportent de complexe la banque, le crédit, les changes et les procédés de comptabilité employés pour le maniement de l'argent date des temps modernes ; la majorité des gens, au moyen âge, mouraient sans avoir jamais vu de monnaie, ce qui est plus frappant encore. D'autre part, personne ne doute de l'importance de l'argent dans le monde moderne, qu'il s'agisse des particuliers ou des gouvernements.

Une croyance qui n'est pas particulière à la société capitaliste attribue à toutes les formes de la monnaie : papier-monnaie, traites, crédits, etc., un lien de dépendance avec la monnaie métallique, surtout d'argent et d'or, et, au sein d'un capitalisme plus développé, pardessus tout avec l'or. Jusqu'à une époque toute récente, cette croyance était un dogme pour la plupart des économistes ; ils formulèrent diverses lois souvent justifiées par les faits, qui établissent le rapport entre les prix, les valeurs, voire la production dans son ensemble, et la somme de la monnaie métallique existante.

3. Dans la société capitaliste, l'argent exerce deux fonctions économiques entièrement différentes. Le développement considérable de la seconde d'entre elles est encore un trait distinctif de l'économie capitaliste. La première est l'emploi de l'argent comme moyen d'échange ; on le rencontre dans d'autres types de société, mais, dans la société capitaliste, cet emploi est beaucoup plus étendu, et, lorsque le capitalisme est arrivé à son plein épanouissement, la totalité des échanges se fait par l'intermédiaire de l'argent.

La seconde fonction de l'argent est de servir de capital ; « l'argent fait de l'argent », fonction peu développée, sinon inexistante, dans d'autres types de société. Sous le régime capitaliste, l'argent peut être transformé en matières premières, en machines et en travail ; des produits peuvent être fabriqués et retraduits en argent ; la somme résultant de ces transformations peut excéder la somme initiale, c'est-à-dire qu'un profit peut être obtenu. Ces opérations peuvent être effectuées sans tromper personne, sans violer le code légal ou moral, en parfait accord avec les règles admises de morale et de justice.

Il est vrai que la différence entre l'argent fonctionnant comme capital et, par suite, produisant de l'argent, et l'argent servant de prêt, et, par suite, donnant des intérêts, paraît assez abstruse, en dehors des livres du comptable où elle est, en général, suffisamment claire. Il est vrai, également, que le prêt à intérêt a existé dans certaines autres sociétés antérieures au capitalisme. Mais, si nous regardons les choses de près, nous apercevons une différence fondamentale.

En effet, au moyen âge, les emprunts d'argent se faisaient sur une grande échelle, soit pour financer la guerre, soit, selon l'expression de Veblen, pour « évidents gaspillages » tels que construction de grands châteaux, de monuments commémoratifs ou d'églises. Lorsque ces emprunts étaient remboursés avec intérêts (ce qui n'était pas toujours le cas, d'où le taux nominal extrêmement élevé de l'intérêt, dépassant souvent 100 p. 100), les fonds avaient été obtenus en levant des tributs ou grâce ' au pillage de peuples conquis, et non pas au moyen des procédés économiques de production considérés comme normaux sous le régime capitaliste. Le commerce avec les pays lointains constituait à cette époque une exception : le négociant, qui était alors fréquemment le chef de la caravane ou le capitaine du vaisseau, avait l'occasion de réaliser de gros bénéfices, tenant le milieu entre le profit du capital et l'intérêt de l'argent que lui et ses amis avaient engagé dans l'entreprise. Dans les villes italiennes ou allemandes, où l'on trouve l'argent jouant le rôle supplémentaire de capital, nous sommes en présence des premiers stades de l'économie capitaliste, car ce phénomène n'est pas typique des institutions économiques féodales.

Celles-ci sont reflétées dans les écrits des philosophes et des théologiens traitant de sujets économiques ; l'idée de l'argent utilisé comme capital n'y est pas mentionnée. Le principe du prêt à intérêt y est nettement condamné ; malgré la destination habituelle des emprunts, permettre à l'argent de rapporter de l'argent constitue, pour ces écrivains, le péché d'usure. Ils stigmatisaient une pratique dont ils pressentaient que la généralisation provoquerait la destruction de leur société. Pourtant, on exceptait parfois de cette réprobation le prêt à intérêt consenti à des marins-marchands ; on le tenait pour presque vertueux parce que cet emploi des fonds était alors le seul qui fût productif.

4. Sous le régime capitaliste, la production a pour but le profit. Certains auteurs, plus désireux de faire l'apologie du capitalisme que de le comprendre, s'offensent de cette constatation banale comme d'une insulte. Il en est peut-être ainsi parce qu'ils la prennent au sens psychologique, c'est-à-dire que les capitalistes individuels sont toujours mus par l'idée du profit personnel, ce qui est non pas invariablement, mais souvent le cas. Toutefois, cette observation n'est pas d'ordre psychologique mais économique. La production capitaliste normale est destinée au profit en ce sens que, si, au bout d'un temps donné, elle ne fait pas de bénéfices, elle est obligée de s'arrêter. Ce qui détermine la continuation de l'activité d'une fabrique de chaussures n'est pas la volonté du propriétaire de faire des souliers, ni le fait que les gens devront marcher nu-pieds ou mal chaussés, ni celui que les ouvriers ont besoin de salaires, mais bien si le produit est susceptible d'être vendu sur le marché avec un profit quelque modeste soit-il. Si, au lieu d'un profit, il y a perte pendant un certain laps de temps, l'affaire est liquidée. Chacun sait cela.

Il n'en était pas ainsi dans l'économie médiévale. L'agriculture, qui était alors la principale industrie, ne produisait pas en vue d'un profit, mais pour nourrir les producteurs et satisfaire aux exactions, presque toutes en nature, des suzerains féodaux et de l'Église. Dans d'autres industries, ne représentant qu'un pourcentage minime de l'économie, l'artisan médiéval ne fabriquait des objets (vêtements, tissus, meubles, chaussures) que sur la commande d'une personne déterminée qui en avait besoin, et il les fabriquait, le plus souvent, avec des matières premières fournies par le client.

5. Une caractéristique frappante de l'économie capitaliste est qu'elle subit périodiquement des crises telles que les autres types de société n'en éprouvent que très rarement et à un degré bien moins intense. Ces crises de production capitalistes n'ont aucun rapport ni avec les catastrophes naturelles (sécheresse, famine, épidémies, etc.), ni avec les besoins biologiques et psychologiques des gens, contrairement à ce qui se passe dans les autres types de société où ce sont ces facteurs-là qui provoquent les crises. Celles du régime capitaliste sont causées par des relations et des forces économiques. Leur origine a donné lieu à de nombreuses controverses ; notre objet n'exige pas que nous entrions dans le détail de cette question. Quel que soit le point de départ qu'on leur attribue, personne n'en nie la réalité, leur survenance périodique, ni ce qui les distingue du décalage entre la production et la consommation dans d'autres types de société.

6. Dans l'économie capitaliste, la production, dans son ensemble, est réglée, pour autant qu'elle le soit, par « le marché », aussi bien le marché intérieur que le marché international.

Il n'y a pas d'individu ni de groupe qui règle la production, dans son ensemble, consciemment et délibérément ; le marché décide, indépendamment de la volonté des êtres humains. Au premier stade et, de nouveau, au dernier, du développement du capitalisme, l'intervention de l'État et l'organisation de monopoles s'efforcent de contrôler la production ; mais elles n'opèrent que dans des domaines restreints et, même dans ces étroites limites, elles ne réussissent jamais à émanciper complètement la production de la dictature du marché. Rien de surprenant à cet état de choses, car une réglementation délibérée de l'ensemble de la production, un « plan », comme on dit aujourd'hui, serait incompatible avec la nature du capitalisme. Elle détruirait forcément la base de l'économie, les droits de propriété individuelle et le mobile de l'activité : le profit.

7. Les rapports particuliers aux institutions de l'économie capitaliste aboutissent finalement à diviser la population en deux classes distinctes. On ne les rencontre pas dans d'autres types de société, pour la raison évidente qu'elles sont définies par les relations mêmes particulières au capitalisme ; ni l'une ni l'autre de ces classes ne peut exister sans l'autre, parce qu'elles ont partiellement recours l'une à l'autre pour se définir.

La ligne de démarcation entre ces deux classes n'est pas précise, et il est possible à certains individus de passer d'une classe dans l'autre. Néanmoins, la division générale est suffisamment claire. L'une de ces classes est composée de ceux qui, en tant qu'individus, possèdent ou ont une part d'intérêt dans les instruments de production (usines, mines, terres, chemins de fer, machines quelconques) et qui louent le travail d'autres gens pour se servir de ces instruments, retenant les droits du propriétaire sur les produits de ce travail. Cette classe porte, en général, le nom de « bourgeoisie » ou de « capitalistes ».

La seconde classe, habituellement appelée « prolétariat » ou « travailleurs », comprend ceux qui sont, au sens technique, des ouvriers « libres ». Ils travaillent pour les propriétaires. Ils sont « libres » en ce sens qu'ils sont « libres de », c'est-à-dire qu'ils n'ont aucune part de propriété dans les instruments de production et, de plus, qu'ils sont libres de vendre leur travail à ceux qui possèdent cette propriété, mais en renonçant à tous droits sur le produit de leur travail. Ils sont, en bref, des travailleurs salariés.

Il y a lieu d'insister sur ce fait que ces deux classes n'existaient pas, ou n'existaient qu'à l'état d'ébauche insignifiante, dans d'autres types de société. Dans de nombreuses sociétés, par exemple, il y avait des esclaves et des possesseurs d'esclaves. Dans la société féodale, la majorité des gens étaient serfs ou vilains. Ceux qui travaillaient à l'agriculture étaient « attachés » à la terre ; ils n'étaient pas « libres » des instruments de production, c'est-à-dire de la terre ; on ne pouvait les renvoyer de la terre qu'ils n'avaient, non pas le droit légal de posséder, mais d'utiliser ; sauf certaines exceptions, ils ne pouvaient quitter la terre. Les métiers industriels étaient exercés non par des patrons et des salariés, mais par des artisans qui possédaient leurs outils et le peu de machines alors en usage ; ils travaillaient « pour eux-mêmes ».

* * *

II y a, naturellement, bien d'autres traits de l'économie capitaliste que je n'ai pas mentionnés. Si notre but était d'analyser le capitalisme lui-même, plusieurs d'entre eux, tels que l'expansion dynamique du capitalisme à certains stades, ses progrès technologiques et autres seraient aussi importants que ce dont j'ai parlé. Mais ce n'est pas le capitalisme que nous nous proposons d'analyser, c'est le type de société qui va lui succéder. Nous voulons étudier en quoi il en diffère, et l'examen du régime capitaliste auquel est consacré ce chapitre n'est que subordonné au problème qui fait le principal objet de ce livre. Les sept traits de l'économie capitaliste que j'ai résumés sont néanmoins tous importants. Aux yeux de nombreuses personnes, ils le sont au point de leur paraître une partie nécessaire et permanente de la structure de la vie sociale. Les gens pensaient et pensent encore si automatiquement qu'ils ne se rendent pas compte qu'ils ne font, pour ainsi dire, qu'enregistrer des faits inchangeables. Il leur semble absolument évident que le propriétaire d'une usine doit aussi en posséder les produits ; que la plupart des gens doivent travailler pour d'autres, moyennant salaire, qu'une entreprise doit diminuer sa production ou abaisser ses salaires ou même fermer quand elle ne peut pas faire de bénéfices — tout cela paraît aussi naturel que le besoin de respirer ou de manger. Pourtant, l'histoire nous enseigne que toutes ces institutions sont si peu « naturelles » à l'homme qu'elles n'existent que dans une fraction restreinte de l'humanité et depuis les derniers siècles de sa longue histoire.

Il n'est pas facile de généraliser en ce qui concerne les principales caractéristiques des institutions politiques de la société capitaliste. Elles offrent une diversité plus grande que les institutions économiques, aussi bien aux diverses époques que chez les différentes nations. Nous pouvons, néanmoins, en choisir quelques-unes communes, soit à la société capitaliste à travers l'histoire, soit aux principales puissances capitalistes.

1. Du point de vue politique, la société capitaliste s'est divisée en un nombre relativement élevé d'États nationaux. Ces États ne correspondent pas nécessairement avec des groupes biologiques ni avec des relations personnelles entre les citoyens de ces Etats. Ils sont délimités par des frontières géographiques définies, quoique changeantes, et, à l'exception de certains étrangers doués de droits « extraterritoriaux », les êtres humains vivant à l'intérieur de ces frontières sont soumis à une juridiction politique donnée. Les habitudes de quelques fabricants de cartes des manuels scolaires tendent à nous faire oublier que les nations, au sens moderne de ce terme, ne sont nullement une forme universelle de l'organisation politique humaine.

L'autorité politique des États nationaux est représentée par diverses institutions ; l'autorité définitive est exercée par un homme ou un groupe d'hommes, en général un Parlement. Chaque nation prétend à une autonomie ou à une souveraineté politique absolue. Elle ne reconnaît aucune juridiction supérieure à la sienne (en pratique, seules les grandes nations pouvaient naturellement soutenir cette prétention). La situation politique de chaque individu, celle par laquelle il lui est possible de contrôler le pouvoir central, est sa situation de citoyen d'une nation.

Ce système et cette conception offrent avec ceux du moyen âge le plus parfait contraste. A l'exception des habitants de quelques villes, les individus n'étaient pas, alors, les citoyens d'une abstraction, la nation. Ils appartenaient à un homme déterminé ; ils étaient le serf ou le vassal de tel ou tel suzerain. La loyauté politique de chacun était due à la personne qui se trouvait lui être immédiatement supérieure dans la hiérarchie féodale. Le Satan de Dante occupe en enfer la place la plus basse parce qu'il a commis le plus grave des péchés féodaux : « il a trahi son seigneur et son bienfaiteur ».

L'Europe médiévale présentait à la fois plus d'unité et une plus grande diversité que le système moderne des États nationaux. L'unité politique était sans doute plus réelle en théorie qu'en fait, mais, grâce à l'Église, la plus puissante de toutes les institutions sociales, qui contrôla, à un certain moment, entre un. tiers et la moitié des terres arables, grâce à l'Église partout présente, il existait une certaine uniformité dans la loi, avec l'idée des droits et des devoirs politiques. Vers l'an 1200, à l'apogée de sa puissance, l'Église fut près d'instaurer la domination, non seulement spirituelle, mais politique qu'elle prétendait lui avoir été déléguée par Dieu lui-même sur toute l'humanité. Au sein de cette unité partielle, une sorte d'atomisme politique, voire de chaos, régnait habituellement. Des centaines, des milliers même, de seigneurs féodaux locaux —• comtes, barons, ducs, comprenant nombre d'évêques et d'abbés qui étaient seigneurs pour leur propre compte — exerçaient le pouvoir politique sur des groupes d'hommes et de territoires qui changeaient continuellement. Les limites de leur souveraineté politique n'étaient jamais nettement définies et dépendaient ordinairement de leur puissance militaire du moment. Un seigneur vassal obéissait à son suzerain pour autant que sa faiblesse et ses projets le rendaient nécessaire ; pas davantage. Les grands vassaux ne se gênaient pas pour désobéir à ceux qui portaient le titre de roi chaque fois qu'ils pouvaient le faire sans inconvénient ; il n'était, du reste, pas rare que les vassaux fussent plus puissants que les rois auxquels ils rendaient nominalement hommage. Il n'y avait, en ce temps, rien qui ressemblât, même approximativement, au pouvoir centralisé d'un État national moderne.

2. La société capitaliste a été la première à avoir, en une certaine mesure, une étendue mondiale. Ses ramifications mondiales résultèrent de son évolution économique ; on rechercha partout des marchés, des sources de matières premières, des débouchés pour les investissements. Ainsi, la plus grande partie de la terre fut amenée, d'une façon ou d'une autre, dans l'orbite des institutions politiques capitalistes. Les grandes puissances, qui ne comprenaient qu'une petite fraction du territoire et de la population du monde, réduisirent la plus grande portion du reste du monde, soit à l'état de colonies ou de dominions ou de sphères d'influence, soit, dans de nombreux cas, à celui de nations faibles dépendant, pour la continuation de leur existence, du bon vouloir des grandes puissances.

L'extension mondiale du capitalisme n'a pas entraîné, dans l'ensemble de la planète, la création de nations comparables aux quelques puissances capitalistes dominantes ni la participation générale aux institutions sociales et culturelles de la société capitaliste. La plus grande partie de l'Asie, de l'Afrique, des Amériques, du Sud-est de l'Europe, c'est-à-dire la majorité des pays et des peuples de la terre, restèrent des parents pauvres de la famille capitaliste et demeurèrent arriérés. Ils appartenaient à la société capitaliste en ce sens qu'ils étaient contrôlés par elle, qu'ils lui étaient soumis et que, par suite, ils lui étaient nécessaires. Les institutions typiques de la culture capitaliste de l'espèce la plus avancée, son mode d'existence n'y faisaient que de très petites encoches. Généralisant les faits, nous pouvons conclure que cette division du monde entre les grandes puissances avancées et les peuples et territoires subjugués et arriérés formait une partie intégrale de la structure de la société capitaliste.

3. Nous entendons par le terme « l'État » les institutions politiques centrales de la société, l'administration gouvernementale, la bureaucratie civile, l'armée, les tribunaux, la police, les prisons et ainsi de suite. Le rôle de l'État dans la société capitaliste a beaucoup varié d'une époque à l'autre et d'un pays à l'autre, mais certains traits en sont demeurés constants.

Comparé, par exemple, avec les institutions politiques centrales du régime féodal, l'État capitaliste a fait preuve de fermeté et de bonne organisation en affirmant son autorité dans certains domaines. Dans la limite de ses frontières nationales, notamment, il a imposé des lois uniformes, exigé des impositions générales, contrôlé les principales forces armées, tenu ouvertes les lignes de communication, etc.

Mais, bien que l'autorité de l'État se montrât si ferme dans certains domaines, il y en avait d'autres où elle ne pénétrait pas, où elle ne s'exerçait que très légèrement. C'est-à-dire que le champ de l'activité de l'État était limité.

Cette limitation de la sphère de l'activité de l'État était un point fondamental de la plus célèbre de toutes les théories capitalistes sur l'État, la théorie libérale. L'intérêt primordial du libéralisme était le fonctionnement de l'économie capitaliste. D'après la théorie libérale de l'État, celui-ci avait pour rôle de garantir la paix civile, de s'occuper des relations et des guerres étrangères et, en dehors de cela, de n'intervenir dans l'économie que d'une façon négative, à seule fin de corriger les injustices, d'écarter les obstacles et de garder le marché « libre ».

L'« État » de la théorie libérale était un idéal inaccessible et, en réalité, non désiré. En fait, les États intervenaient toujours dans l'économie plus activement que la théorie ne l'exigeait : au moyen de subventions, de tarifs, de troupes pour calmer les troubles intérieurs ou protéger les investissements à l'étranger, ou encore par des règlements avantageant tel ou tel groupe de capitalistes. Dans les premiers temps du capitalisme, l'intervention de l'État « mercantile » était encore plus étendue.

Malgré cette différence entre la théorie et les faits, les principes libéraux correspondaient, du moins partiellement, mais d'une façon véridique, à la réalité capitaliste. L'intervention de l'État capitaliste dans l'économie ne dépassait jamais en étendue et en profondeur des limites somme toute assez étroites. On peut dire que, dans le domaine économique, l'État apparaissait toujours comme le serviteur des capitalistes ; il était subordonné aux hommes d'affaires ; il n'était pas leur maître. Cette relation s'explique pour une raison bien simple : l'économie capitaliste est celle où s'épanouit « l'entreprise privée » ; elle est basée sur les droits dont sont investis les individus en tant qu'individus ; l'invasion de l'économie par l'État au delà d'un certain point signifierait la destruction des droits de propriété détenus par ces individus — en fait, sinon en théorie légale — et, par suite, la fin des relations économiques capitalistes.

Dans bien des nations, il existait, en dehors de la sphère économique, des domaines dont l'État s'occupait fort peu : par exemple l'Église, dont la séparation d'avec l'État a été, dans l'histoire politique des États-Unis, une doctrine dès longtemps préconisée.

4. L'autorité politique, la souveraineté ne peuvent rester dans les nuages. Il faut qu'un homme ou un groupe d'hommes les concrétise. Nous disons que l' « État » ou la « nation » fait les lois qui doivent être obéies. Mais, en fait, les lois doivent être rédigées et proclamées par quelque homme ou groupe d'hommes. Cette tâche est assumée par des personnes différentes et par différentes sortes d'institutions dans les différents types de société. Le changement de ce qui pourrait être appelé le « lieu » de la souveraineté, dans les institutions, est toujours un point extrêmement important du changement général du caractère de la société.

A cet égard, l'histoire politique du capitalisme est celle du changement de lieu de la souveraineté qui a passé au Parlement et, en particulier, à la Chambre basse. Dans presque toutes les nations capitalistes, les lois étaient, en pratique, faites par le Parlement, et l'autorité politique dont il fut investi coïncida historiquement, d'une manière générale, avec le développement de la société capitaliste.

La Chambre basse du Parlement anglais (dont il faut noter qu'elle correspond aux deux Chambres réunies du Congrès des États-Unis) ou le « Tiers État » de l'Assemblée nationale française étaient la représentation reconnue de la bourgeoisie : marchands, banquiers, industriels, bref de la classe capitaliste, avec, en plus, dans les Communes anglaises, les seigneurs non féodaux. La suprématie grandissante de la Chambre basse sur les seigneurs féodaux et, plus tard, sur le roi (qui coopérèrent avec les capitalistes au début de l'époque moderne), fut, dans le domaine politique, parallèle au remplacement des relations féodales par des relations capitalistes dans le domaine économique et, dans le domaine culturel, d'idéologies féodales par des idéologies capitalistes.

5. Il ne faut pas croire que les limites étroites de l'activité de l'État, mentionnées au paragraphe 3 ci-dessus, présentent un rapport nécessaire avec la démocratie, ni qu'en général il existe nécessairement une relation entre la démocratie et le capitalisme. Dans l'histoire moderne, de nombreux exemples ont démontré que l' « État limité » du capitalisme est susceptible d'agir, dans sa propre sphère politique, en véritable dictateur. Considérez les monarchies absolues du xvie et du xvne siècle, l'État théocratique d'Olivier Cromwell, celui de Napoléon. La suprématie du Parlement elle-même n'implique pas nécessairement un appoint considérable d'esprit démocratique.

Il y a des raisons de croire qu'un régime partiellement démocratique était le plus naturel pour une société capitaliste consolidée. En tout cas, les nations capitalistes les plus développées et les plus puissantes tendaient vers un tel régime. La démocratie d'un État capitaliste n'était jamais complète. Elle ne s'étendait pas aux relations économiques et sociales, car le caractère de ces relations ne le permettait pas. Même sur le terrain politique, la démocratie se limitait, d'une manière ou d'une autre, à une fraction seulement de la population adulte. Une opinion opposée sérieuse n'était pas tolérée lorsqu'elle menaçait la structure générale de l'institution capitaliste. Néanmoins, si l'on excepte quelques groupes humains primitifs, la démocratie ne fut jamais poussée aussi loin, au cours de l'histoire, qu'elle le fut depuis le capitalisme.

En dépit de ce fait, nous devons, surtout aujourd'hui, insister sur ce point que la démocratie politique et le capitalisme ne sont pas la même chose. Il a existé beaucoup d'États politiquement démocratiques dans des sociétés qui n'étaient pas capitalistes ; il y a eu beaucoup d'États non démocratiques dans la société capitaliste. Les orateurs politiques, les propagandistes de guerre et autres discoureurs qui font des mots un emploi plus émotif que scientifique ont confondu ces faits historiques. Ils parlent de « démocratie » quand ils veulent dire « capitalisme », ou l'inverse ; ils amalgament les deux idées en des formules telles que « notre façon de vivre ». Si le sort de la démocratie est, en vérité, lié à celui du capitalisme, c'est une chose à prouver séparément et non pas à tenir pour admise au moyen de phrases vagues.

Le système légal de la société capitaliste, imposé par l'État, était naturellement établi pour soutenir la structure générale de la société capitaliste et fortifier les règles en usage au sein de cette structure.

Résumer en formules générales les croyances de la société capitaliste est plus difficile encore que de synthétiser ses institutions politiques. Toutefois, notre objet ne nous oblige pas à être complet ; il suffit de choisir quelques croyances prédominantes. Cette prédominance sera prouvée par la manifestation de ces croyances dans de grands documents publics tels que les constitutions, déclarations d'indépendance ou des droits de l'homme, que chacun reconnaîtra comme typiques de la société capitaliste ; on ne peut nier que ces croyances diffèrent des croyances féodales typiques ni qu'elles soient âprement discutées au cours de la période actuelle de transition sociale.

Les croyances qui nous intéressent sont souvent appelées « idéologies », terme qu'il convient de clairement définir. Une « idéologie » est, dans la sphère sociale, analogue à ce qu'on nomme parfois « rationalisation » dans la sphère de la psychologie individuelle. Une idéologie n'est pas une théorie scientifique ; elle est non scientifique et souvent antiscientifique. Elle est l'expression d'espérances, de désirs, de craintes, d'idéals, et non pas une hypothèse sur des événements, bien que ceux qui formulent des idéologies les tiennent fréquemment pour des théories scientifiques. Ainsi, la théorie de l'évolution, celle de la relativité ou celle de la composition électronique de la matière sont des théories scientifiques ; tandis que les doctrines servant de préambule à la Déclaration de l'Indépendance ou la Constitution des États-Unis, les doctrines raciales nazies, le matérialisme dialectique de Marx, la doctrine de saint Anselme sur la signification de l'histoire du monde sont des idéologies.

Des idéologies capables d'influencer la grande masse et d'être acceptées par elle forment le ciment indispensable qui maintient ensemble les matériaux dont se compose n'importe quel type donné de société.

L'analyse des idéologies au regard de leurs effets pratiques nous démontre qu'elles servent habituellement les intérêts d'un groupe ou d'une classe ; on peut donc parler d'une idéologie déterminée comme étant celle du groupe ou de la classe en question. Il est encore plus important de faire observer qu'aucune idéologie importante ne proclame ouvertement n'être professée que pour le groupe dont, en fait, elle exprime les intérêts. Chaque groupe affirme que ses idéologies sont d'une valeur universelle et qu'elles expriment les intérêts de l'humanité dans son ensemble. Chaque groupe s'efforce de gagner l'univers à ses idéologies. Ceci est vrai de toutes les idéologies mentionnées au paragraphe précédent. Leur importance sera étudiée plus loin, dans leurs rapports avec la révolution managériale.

1. Parmi les éléments constitutifs des idéologies typiques de la société capitaliste, il faut d'abord inclure, bien que sa définition ne soit pas très facile : l'individualisme. La pensée capitaliste, qu'elle se reflète dans l'art, la théologie, la loi, l'économie ou la politique théoriques, la philosophie ou la morale, s'est toujours montrée concentrée autour de l'idée de « l'individu ». De quelque côté que nous nous tournions, nous retrouvons « l'individu » : dans l'appel de Luther à « l'interprétation privée » de la Bible comme test de la vérité religieuse ; dans la place exagérée tenue par la « conscience » dans le puritanisme ; dans l'idée d'une organisation économique où des millions d'individus séparés cherchent chacun à réaliser le plus grand bénéfice, ou dans l'idée morale correspondante, selon laquelle la morale consiste, pour chaque individu, à rechercher le plus de plaisir possible ; dans les génies individuels de la Renaissance et de l'art moderne ou les héros individuels de la littérature moderne (la fascination exercée par Hamlet sur la société capitaliste n'a rien d'étonnant) ; dans la conception même selon laquelle le cœur de la démocratie consiste en l'expression privée de son vote par un individu privé, dans son isoloir.

Pas plus qu'aucune autre idée, l'idée individualiste de l'individu n'est définitive. Elle a ses traits spéciaux et distinctifs, différents de ceux que possède l'idée de l'individu dans d'autres types de société. Selon la conception capitaliste dominante, l'unité fondamentale, s'agît-il de politique, de psychologie, de sociologie, de morale, de théologie, d'économie, devait toujours être l'individu humain isolé. Cet individu était supposé complet en « lui-même », de par sa nature, et comme n'ayant, avec les autres personnes et objets, que des relations extérieures.

Bien que rejetée par Hegel et ses disciples, cette conception est implicitement admise, quand elle ne l'est pas explicitement, dans la plupart des doctrines influentes et des documents publics mentionnés ci-dessus. L'Église, l'État, l'utopie idéale, ne sont pas, en soi, des réalités, mais seulement l'addition numérique des individus qui les composent.

2. La société capitaliste accordait, en harmonie avec

l'idéologie générale de l'individualisme, une place importante à « l'initiative privée ». Elle était supposée, non seulement servir de ressort principal à toute l'économie, mais aussi former la base des mobiles psychologiques et de l'activité morale.

3. La condition de l'individu capitaliste achevait d'être définie au moyen des doctrines des «droits naturels » (libre contrat, droits civils classiques, vie, liberté et recherche du bonheur, etc.) qui sont censés appartenir à chacun d'une manière en quelque sorte nécessaire et éternelle. Aucun accord complet ne stipule ces droits avec précision, mais on en donne des listes dans des documents tels que la Déclaration de l'Indépendance, le préambule et la Déclaration des Droits de la Constitution des États-Unis, ou la Déclaration des Droits de l'Homme française.

4. Enfin, dans la société capitaliste, l'interprétation théologique et surnaturelle de la signification de l'histoire

du monde fut remplacée par l'idée de progrès. Elle apparut d'abord chez les auteurs de la Renaissance et fut définitivement formulée au XVIIIe siècle. L'idée de progrès comprenait deux facteurs : primo, que l'humanité s'avançait constamment et inévitablement vers un meilleur état de choses ; secundo, la description du but vers lequel tend cette progression, description d'un paradis terrestre au lieu d'un paradis céleste.

Il ne faut pas supposer que l'on construisit jamais systématiquement une idéologie pouvant être considérée comme l'unique idéologie du capitalisme. Les variantes furent nombreuses. Des philosophes, des théoriciens de la politique et d'autres intellectuels élaborèrent des douzaines d'idéologies différentes ; leurs conceptions, leurs slogans et leurs phrases finirent par devenir les lieux communs de la pensée de la masse. Mais toutes ou presque toutes ces idéologies, de même que la pensée de la masse, n'étaient que des variations sur des thèmes parents entre eux. Leur foyer commun se composait d'un certain nombre de mots, d'idées et d'affirmations parmi lesquels figuraient au premier rang ceux dont j'ai dressé la liste.

Dans une société capitaliste évoluée, il est évident que les capitalistes, la bourgeoisie, occupaient la position privilégiée et détenaient le plus grand pouvoir social. Les instruments de la production économique sont simplement les moyens qui permettent aux hommes de vivre. Dans n'importe quelle société, le groupe de personnes qui contrôle ces moyens est, de ce fait, socialement dominant. En conséquence, dans une société capitaliste, la bourgeoisie peut être appelée la classe dirigeante.

Toutefois, l'idée d'une « classe dirigeante » et celle de la « lutte pour le pouvoir » entre les classes soulèvent des questions si étroitement liées au problème central de cet ouvrage que je me propose de les reprendre, avec plus de détails, au chapitre v.

II est probable que personne ne sera pleinement d'accord avec moi sur le choix et l'importance des traits qui m'ont servi à cette ébauche de la société capitaliste. Néanmoins, je crois que peu de gens contesteront que ce sont là ses caractères principaux ; ou, mieux encore, que la disparition d'un pourcentage tant soit peu considérable d'entre eux ferait que la structure sociale subsistante ne pourrait plus être considérée comme « capitaliste ».

Le fait que ces caractères sont appelés à disparaître qu'ils mettent des années, et non des décades ni des générations, à disparaître, ce fait constitue la partie négative de la théorie de la révolution managériale.

III-La théorie de la permanence du capitalisme

Au cours du dernier siècle, on a élaboré des douzaines, peut-être des centaines, de « théories de l'histoire ». Elles diffèrent indéfiniment entre elles par le choix des mots qu'elles emploient, les explications causales qu'elles offrent, les soi-disant « lois » historiques qu'elles semblent découvrir. Mais la plupart de ces différences n'ont aucun rapport avec le problème qui fait l'objet de ce livre. Ce problème est de trouver, si possible, quel est le type d'organisation sociale que nous réserve l'avenir immédiat, si, toutefois, ce type doit être changé. A cet égard, il n'y a que deux de ces nombreuses théories qui envisagent le problème qui nous intéresse.

La première prédit que le capitalisme continuera très longtemps, sinon toujours; c'est-à-dire que les principales institutions de la société capitaliste ou, du moins, la majorité d'entre elles ne seront pas radicalement changées.

La seconde prédit que la société capitaliste sera remplacée par la société socialiste.

La théorie de la révolution managériale prédit que la société capitaliste sera remplacée par la « société managériale » (la nature en sera expliquée plus loin), qu'en fait, la transition entre la société capitaliste et la société managériale est déjà en train de s'effectuer.

Il est clair que, bien que ces trois théories puissent être erronées, une seule peut être juste, car la réponse donnée par chacune d'elles dément celles des deux autres.

Si donc la théorie de la révolution managériale est juste, il doit être possible de démontrer que les deux autres sont fausses. Une telle démonstration rendrait, à elle seule, la théorie de la révolution managériale très probable, puisque, en dehors de ces trois concurrentes, il ne s'en présente pas d'autre pour le moment.

Je consacrerai par conséquent ce chapitre et le suivant à réfuter la théorie de la permanence du capitalisme et celle de la révolution socialiste.

* * *

Chose curieuse, on exprime rarement sous une forme théorique la croyance à la continuation de la société capitaliste. Elle est plutôt sous-entendue dans les écrits et les paroles de la plupart des historiens, des sociologues et des politiciens. Pourtant, il n'est guère douteux qu'elle soit partagée par la majorité des gens aux États-Unis, bien qu'un peu ébranlée par les événements de ces dernières années. Quand on l'examine, on s'aperçoit que cette croyance est basée non sur une preuve quelconque en sa faveur, mais sur deux suppositions toutes deux entièrement fausses.

La première est que la société a toujours été de structure capitaliste et que, par conséquent, elle le sera probablement toujours. En fait, la société n'a été capitaliste que pendant une période minime de la totalité de l'histoire humaine. Toute date précise que l'on désignerait comme étant celle du début du capitalisme serait arbitraire. On ne peut le situer, en tant qu'organisation sociale de quelque envergure, avant le XIVe siècle ; la domination capitaliste s'est établie beaucoup plus tard.

La seconde supposition est que le capitalisme possède une sorte de corrélation nécessaire avec la « nature humaine ». Cette supposition est, en réalité, identique à la première, mais exprimée différemment. Pour en démontrer la fausseté, il n'est pas indispensable d'établir avec netteté ce qu'est la « nature humaine » ; il suffit de faire observer que la nature humaine a été capable de s'adapter à des douzaines de types de société dont un grand nombre ont été étudiés par des anthropologistes et des historiens et dont certains ont duré bien plus longtemps que le capitalisme.

Ces suppositions écartées, l'affirmation positive que le capitalisme continuera n'a pas grande valeur ; elle n'a, du reste, été établie de façon cohérente par personne.

Nous pouvons, de plus, énumérer certains faits qui suffisent à persuader tout homme raisonnable que le capitalisme ne va pas continuer, qu'il disparaîtra dans une vingtaine d'années au plus, peut-être d'ici deux ans, ce qui est le maximum d'exactitude à quoi l'on puisse prétendre en pareille matière. Ces faits ne se démontrent pas comme on démontre un théorème mathématique ou logique ; aucune prévision ne peut être démontrée de cette manière. Ils réussissent simplement à rendre cette prévision plus probable qu'aucune autre ; on n'en peut faire davantage. (Pour des raisons qui apparaîtront évidentes par la suite, je ne me référerai pas à l'Allemagne, à l'Italie et à la Russie.)

1. La première et peut-être la preuve décisive que le capitalisme n'est pas destiné à continuer longtemps est la présence, chez les nations capitalistes, d'une masse de chômeurs et l'échec de tous les moyens essayés pour remédier à ce chômage massif. Il est important de noter que ces chômeurs comportent un fort pourcentage de jeunes atteignant juste l'âge de travailler.

Le chômage massif et continu n'est pas un phénomène nouveau. L'histoire enseigne qu'il est le symptôme de la fin prochaine d'un type donné d'organisation sociale. Il régnait parmi les citoyens les plus pauvres pendant les dernières années de la république d'Athènes, parmi le « prolétariat » de l'Empire romain et, à la fin du moyen âge, parmi les serfs et les vilains dépossédés, chassés des terres dont s'emparait le capitalisme.

Le chômage massif indique qu'un type donné d'organisation sociale s'est effondré, qu'il n'est plus en mesure de procurer à ses membres une fonction sociale utile, même selon l'idée qu'il se fait de l'utilité sociale. Ce système agonisant ne peut nourrir longtemps ces masses à ne rien faire, car il manque de ressources. Les chômeurs rôdent autour de la société. D'un côté, poids mort la saignant à blanc ; de l'autre, réservoir de forces irritées dirigées contre elle.

L'expérience a déjà prouvé qu'il n'existe aucune méthode pour débarrasser le capitalisme de ce fléau. Les défenseurs du capitalisme eux-mêmes commencent à le reconnaître, de même que de nombreux porte-parole du New Deal. La guerre totale elle-même, la plus énergique des « solutions » qu'on puisse concevoir, n'a pas mis fin au chômage massif en France et en Angleterre, et elle ne le fera dans aucun pays. Toute solution ayant la moindre chance de réussir conduit, directement ou indirectement, en dehors du cadre du capitalisme.

2. Le capitalisme a toujours été caractérisé par des crises économiques, les périodes de hausse alternant avec des crises de dépression. Jusqu'à il y a une douzaine d'années, la courbe de la production totale montait toujours plus haut dans une période de prospérité que pendant la période prospère précédente. Cette hausse s'établissait

non seulement par rapport à la quantité de marchandises produites, mais par rapport à la quantité relative du volume des marchandises comparée à la population accrue et à la capacité de la fabrication. Ainsi, en dépit des crises, il y avait un accroissement général de la produc-tion capitaliste qui était simplement la mesure de l'habi-leté de l'organisation sociale capitaliste à utiliser ses propres ressources. Depuis la crise mondiale de 1927-1929, cette courbe s'était renversée ; le point le plus élevé d'une période de hausse est, par rapport à la population et à la capacité potentielle, plus bas que celui de la période prospère précédente.

Cette nouvelle direction de la courbe exprime, à son tour, le fait que le capitalisme n'est plus capable d'utiliser ses propres ressources.

3. Le volume de la dette privée et de la dette publique a atteint une dimension qu'on ne pourra plus supporter

bien longtemps. Comme les chômeurs, la dette suce le sang, au flot toujours diminuant, du capitalisme. On ne peut s'en débarrasser. Les banqueroutes qui, naguère, rétablissaient la position du débiteur capitaliste l'entament à peine aujourd'hui. La banqueroute ou l'inflation qui réduirait la dette à des dimensions tolérables serait telle qu'elle disloquerait, en même temps, toutes les institutions capitalistes.

4. Le maintien du marché capitaliste dépendait de transactions d'échange monétaire relativement libres. L'espace où elles se poursuivent encore dans le monde diminue rapidement et aura bientôt disparu. On en voit une preuve dans l'inutilité de la réserve d'or de Fort Knox et dans les méthodes de troc en usage en Russie, en Allemagne et en Italie.

5. Peu après la première guerre mondiale, on a pu constater, dans toutes les nations capitalistes les plus importantes, une crise agricole permanente. L'agriculture est évidemment une partie indispensable de l'économie totale, et l'effondrement de ce secteur essentiel est un symptôme de plus de l'incurable maladie qui atteint le capitalisme. Aucun remède — et Dieu sait combien on en a essayé ! — n'a produit la plus légère amélioration. Les populations rurales sombrent dans les dettes et la pauvreté ; il n'est pas récolté et distribué suffisamment d'aliments, et l'agriculture ne marche que grâce à d'énormes subventions de l'État.

6. Le capitalisme n'est plus capable de trouver d'emploi pour les capitaux qui demeurent improductifs dans les livres de comptes des banques. Cette masse d'argent privé inemployée indique presque aussi sûrement la mort du capitalisme que le chômage humain. L'une et l'autre démontrent que le capitalisme n'est plus capable d'organiser les activités humaines. Aux États-Unis, de même que dans d'autres pays capitalistes, depuis dix ans, les nouveaux investissements en capital sont provenus presque entièrement de fonds d'État et non de fonds privés.

7. Nous avons vu que la continuation du capitalisme dépendait de certaines relations entre les grandes puissances et les populations arriérées du globe. Une des particularités les plus frappantes manifestées depuis une quinzaine d'années par le capitalisme des grandes nations est son inaptitude à poursuivre l'exploitation et le développement de ces sections arriérées de la terre. On n'en voit pas de meilleur exemple que celui des relations entre les États-Unis et l'Amérique du Sud. Les États-Unis n'arrivent pas à trouver le moyen d'organiser la phase économique de leur « politique d'hémisphère », en dépit de l'impérieuse nécessité qui s'en impose pour la survivance même de la nation. Bien que depuis quelques années, et surtout depuis la guerre, la route ait été large-ment ouverte, on ne fait rien. Là encore, les seuls projets applicables doivent obligatoirement quitter la base capi-taliste.

8. Le capitalisme n'est plus capable d'utiliser ses propres possibilités technologiques. Un côté de cette inaptitude est prouvé par le fait que les États-Unis ne réussissent pas à appliquer un programme du logement alors qu'il y a besoin de maisons et qu'on dispose en abondance des moyens techniques pour les produire. (Il en est ainsi de presque toutes les denrées.) Mais un autre côté tout aussi symptomatique de cette inaptitude est de ne pouvoir faire usage de beaucoup d'inventions et de techniques nou-velles. Bien que leur emploi puisse réduire incommensurablement les heures de travail requises pour la fabrication des objets et augmenter sensiblement les commodités de la vie, ces inventions et ces méthodes restent à dormir dans leurs dossiers.

Celles dont on pourrait se servir dans plusieurs secteurs de l'économie tels que l'agriculture, la construction, l'exploitation des mines de charbon, font paraître celles dont on se sert comme appartenant à l'âge de la pierre. Mais l'usage des méthodes nouvelles ferait s'écrouler la structure capitaliste. Le capitalisme actuel présente un « chômage technologique » qui ne serait rien si le capitalisme se servait de la technologie dont il dispose.

Ces faits concourent à montrer que le capitalisme et ses dirigeants ne sont plus en état d'utiliser leurs propres res-sources. Si eux ne s'en servent pas, d'autres sauront le faire.

9. Ce qui est aussi important et aussi symptomatique que ces faits économiques est que les idéologies bourgeoises ont perdu leur force. Nous avons dit que les idéologies sont le ciment qui maintient le matériau social quand le ciment se désagrège, les briques ne sont pas longues à s'effriter.

D'une part, les prétentions scientifiques de ces idéologies ont fait long feu. L'histoire, la sociologie et l'anthropologie ne sont pas encore des sciences bien précises ; mais elles le sont suffisamment pour prouver à toute personne sérieuse que les concepts des idéologies bourgeoises ne sont pas inscrits dans les étoiles, que ce ne sont pas des lois universelles de la nature, mais l'expression temporaire des intérêts et des idéals d'une classe déterminée d'hommes, à une époque déterminée de l'histoire.

Toutefois, le manque de base scientifique de ces idéo-logies ne serait pas décisif par lui-même. Peu importe qu'une idéologie soit non scientifique ou antiscientifique, du moment qu'elle possède le pouvoir d'amener de grandes masses d'hommes à agir. Les idéologies bourgeoises en ont autrefois été capables, comme le démontrent les grandes révolutions et les conquêtes impériales et économiques. Aujourd'hui, elles ont perdu cette faculté.

Quand, dans la Saar et dans les Sudètes, les idéologies bourgeoises furent attaquées par l'idéologie du nazisme, ce fut le nazisme qui l'emporta, dans le sentiment des foules, à une immense majorité. Tout ce qu'on peut attribuer aux effets du terrorisme nazi ne doit pas nous empêcher de tenir compte de ce fait brutal et de l'interpréter objectivement.

Il faut être naïf pour s'imaginer que la France s'est effondrée aussi rapidement grâce à la seule force mécani-que de la machine de guerre nazie ; elle aurait pu y suffire au bout d'un temps assez long, mais elle n'eût pas détruit une grande nation, munie d'une organisation militaire colossale, en quelques semaines. La France s'est effondrée aussi vite parce que son peuple n'avait pas le cœur à la guerre, ainsi que tous les observateurs l'ont fait remarquer, malgré la censure, dès le début des hostilités. Et les Français n'avaient pas le cœur à la guerre parce que les idéologies bourgeoises au nom desquelles on faisait appel à eux avaient perdu la faculté de les émouvoir. Les hommes sont aptes à se conduire en héros pour des idéals très sots et indignes de leur héroïsme; mais il leur faut, du moins, croire à ces idéals.

L'impotence des idéologies bourgeoises n'est nulle part aussi manifeste que parmi la jeunesse, et, après tout, le monde à venir sera celui de la jeunesse. L'échec abject de l'engagement militaire volontaire en Grande-Bretagne et aux États-Unis en dit long à tous ceux qui savent écouter. Il est souligné par les centaines de voix adultes distinguées qui, au cours de 1940, reprochèrent à la jeunesse américaine son « indifférence », son « recul devant le sacrifice », son « manque d'idéal ». Combien ces reproches étaient justifiés ! et combien peu ils produisirent d'effet !

En vérité, la bourgeoisie elle-même a, dans une large mesure, perdu confiance en ses propres idéologies. Les mots commencent à sonner creux aux oreilles capitalistes les plus sympathiques. Cet état d'esprit se révèle dans la politique et l'attitude des dirigeants de l'Angleterre de ces dernières années. Qu'ont été Munich et la politique d'apaisement, sinon l'aveu de l'impotence bourgeoise ? Le chef du gouvernement britannique allant se mettre aux pieds du peintre en bâtiments autrichien a été le parfait symbole de la perte de confiance en eux-mêmes des capitalistes. Tous les rapports authentiques sur la situation en Grande-Bretagne pendant l'automne de 1939 parlent du découragement et des craintes des dirigeants du gouvernement et des affaires. Et les gens bien renseignés savent qu'il n'en allait pas autrement aux États-Unis.

Toute l'histoire enseigne que la qualité indispensable à l'homme ou à la classe qui veut diriger, détenir le pouvoir et les privilèges dans la société, est une confiance en soi illimitée.

On pourrait aisément ajouter d'autres faits à cette liste; mais j'ai cité les plus symptomatiques. De plus, leur effet est cumulatif ; les remèdes qu'on a essayé d'apporter à ces maux n'ont fait que les aggraver. Ils ne supportent pas d'autre conclusion que la fin prochaine de l'organisation capitaliste de la société.

IV-La théorie de la révolution socialiste prolétarienne

L'IDÉE que la société capitaliste doit être remplacée par la société socialiste est partagée par les socialistes, les communistes et, en général, tous ceux qui se nomment marxistes ; formulée d’une façon légèrement différente, cette idée est aussi celle des anarchistes et des anarcho-syndicalistes. Chose assez intéressante, cette vue est également adoptée par bien d’autres gens qui ne se considèrent pas du tout comme étant marxistes, par quelques-uns, même, qui sont des adversaires du socialisme. Beaucoup de « libéraux » croient que l’heure du socialisme va venir. Il en est de même de certains capitalistes à tous crins et de défenseurs du capitalisme, qui, bien que cette perspective ne soit nullement à leur goût, font la même prédiction.

Il faut d’abord que nous définissions clairement ce qu’est la « société socialiste ».

Insistons sur ce point que, par rapport au problème fondamental et unique faisant l’objet de ce livre – celui de savoir quel type de société dominera dans l’avenir immédiat, pendant la prochaine période de l’histoire humaine, – les théories des anarchistes, des socialistes, des communistes et de leurs sous-variétés sont les mêmes. Ils sont, en général, tous d’accord sur ce qu’ils entendent par « société socialiste » (bien qu’ils puissent lui donner des noms différents : « communisme » ou « société anarchiste ») et ils sont tous d’accord pour dire qu’elle sera établie. Ils ne le sont pas pour décrire comment elle le sera ni au sujet des moyens à employer pour aider à sa venue.

La société socialiste qu’ils décrivent a pour principales caractéristiques d’être sans classes, complètement démocratique et internationale.

« Sans classes » signifie que, dans la société socialiste, aucune personne ni aucun groupe de personnes ne possède, directement ou indirectement, des droits de propriété sur les instruments de production différents des droits possédés par toute autre personne ou tout autre groupe. Cela revient à dire que, dans la société socialiste, il n’existe pas de droits de propriété des instruments de production.

La démocratie de cette société hypothétique doit s’étendre complètement à routes les sphères, politiques, économiques et sociales. La société socialiste doit être organisée à l’échelle internationale ; s’il n’est pas possible de le faire complètement au début, ce sera en tout cas la tendance du socialisme. Sinon immédiatement international, il sera toujours internationaliste, ce qui sera évidemment nécessaire s’il doit jamais devenir véritablement international.

Il est un autre point important sur lequel sont d’accord toutes les organisations sérieuses dont nous sommes en train d’analyser la théorie, et cela depuis Marx lui-même. C’est que la classe ouvrière, le prolétariat, a un rôle spécial et décisif à jouer dans la transformation de la société conformément au programme socialiste. La force principale du mouvement qui établira le socialisme sera tirée de la classe ouvrière. On souscrit volontiers à cette affirmation, car, si cette force ne provenait pas de la classe ouvrière, d’où pourrait-elle sortir ?

En résumé, les marxistes se figurent que les choses se passeront de la façon suivante : la classe ouvrière s’emparera du pouvoir (par des moyens insurrectionnels, selon l’aile léniniste du marxisme ; selon des procédés parlementaires, au dire de l’aile réformiste) ; l’État abolira alors la propriété privée soit tout d’un coup, soit en un temps assez bref ; après une certaine période d’ajustement (appelée par les léninistes « dictature du prolétariat »), le socialisme sera introduit.

Sous le régime socialiste, en harmonie avec sa structure pleinement démocratique et sans classes, le pouvoir de l’État, au sens coercitif des institutions gouvernementales (police, armée, prisons), disparaîtra complètement.

(L’anarchisme diffère du marxisme en ce qu’il croit que l’État ne peut être utilisé pour introduire la libre société sans classes, et qu’il doit être aboli tout de suite, l’oeuvre de socialisation devant être accomplie par les organisations ouvrières – syndicats, coopératives, etc. Le résultat est néanmoins le même.)

Ceux qui croient que la société capitaliste doit être remplacée par la société socialiste, en particulier les marxistes, croient naturellement aussi que la société capitaliste ne peut pas durer. Cette conviction, qui est la conclusion de mon chapitre III, a évidemment mon approbation, bien que je conteste quelques-unes des raisons sur lesquelles les marxistes s’appuient. Mais affirmer que le capitalisme ne peut plus durer longtemps et dire que le socialisme le remplacera sont deux propositions différentes sans connexion nécessaire entre elles. Nous nous intéressons surtout à la seconde.

Quand on passe en revue la littérature marxiste, on s’aperçoit qu’elle est bien plus volumineuse en ce qui concerne l’analyse des raisons pour lesquelles le capitalisme ne durera pas (bien que Marx lui-même ait fortement sous-estimé cette durée), qu’elle ne s’étend sur l’étude des raisons justifiant la croyance positive si importante selon laquelle le socialisme doit remplacer le capitalisme. En fait, les marxistes n’apportent presque aucune preuve à l’appui de leur certitude ; ils ne la basent que sur un argument et deux suppositions.

L’argument est dénué d’intérêt quant au problème en question ; l’une des suppositions est soit dénuée de sens, soit fausse, et la seconde est simplement fausse.

L’argument est déduit de la théorie métaphysique du « matérialisme dialectique ». on soutient que la logique hégélienne, avec sa thèse, son antithèse et sa synthèse, garantit que, du conflit des deux classes antithétiques, la bourgeoisie et le prolétariat, doit nécessairement sortir le socialisme. Cette déduction peut être conforme à la logique, mais aucune déduction tirée d’une théorie métaphysique quelconque ne nous renseignera jamais sur ce qui se passera dans le monde réel de l’espace et du temps ; nous ne pouvons le prédire avec quelque probabilité qu’en nous appuyant sur l’expérience et sur les inférences que nous en tirons. Par conséquent, nous ne nous occuperons pas davantage de cet argument.

La première proposition est formulée par les marxistes (et par d’autres) de la manière suivante : le socialisme est la seule alternative que laisse le capitalisme. Ils affirment alors ce syllogisme : du moment que le capitalisme ne doit pas durer (ce que nous leur accordons), et du moment que le socialisme est la seule alternative laissée par le capitalisme, le socialisme viendra forcément. Ce syllogisme est parfait, mais sa conclusion n’est nécessairement juste que si sa deuxième prémisse est vraie, ce qui fait précisément l’objet du problème.

Il est assez difficile de savoir quelle est la signification exacte de cette affirmation que le socialisme est la seule alternative du capitalisme. Si c’est là une autre déduction métaphysique, elle est dénuée de sens quant à la prévision de l’avenir. Logiquement, il existe un nombre théoriquement illimité d’alternatives du capitalisme, comprenant toutes les formes de société ayant été réalisées et toutes celles qu’on peut imaginer. Pratiquement, la plupart d’entre elles sont sans doute à éliminer, du moment qu’elles sont absurdes par rapport à la situation actuelle du monde. Mais quelques-unes d’entre elles ne doivent pas être écartées d’avance, sans examen. L’étude de la réalité démontrera qu’un autre type de société, la société managériale, est non seulement une alternative possible aussi bien du capitalisme que du socialisme (ce qui suffit à renverser le syllogisme), mais une alternative plus probable qu’aucune des deux autres.

La seconde affirmation est, en effet, la suivante : l’abolition des droits de propriété capitaliste privés des instruments de production est une condition, une garantie suffisante de l’établissement du socialisme, c’est-à-dire d’une libre société sans classes.

Nous possédons à présent la preuve historique, aussi bien dans l’antiquité que dans les temps modernes, que cette affirmation est incorrecte. Le privilège et la domination d’une classe exigent, il est vrai, pour être effectifs, le contrôle des instruments de production  ; mais il n’est pas indispensable que ce contrôle s’exerce au moyen de droits de propriété individuels. Il peut se servir de droits corporatifs possédés non pas des individus, mais par des institutions ; tel était le cas dans bien des sociétés où dominaient les prêtres, dans bien des civilisations primitives, en Égypte et, dans une certaine mesure, au moyen âge. Dans de telles sociétés, il peut y avoir et il y a eu quelques riches et beaucoup de pauvres, quelques puissants et beaucoup d’opprimés, exactement comme dans les sociétés où les droits de propriété sont détenus par des individus privés, telle la société capitaliste.

La Russie, ainsi que nous aurons l’occasion fréquente de le constater, a déjà prouvé que de tels phénomènes ne sont pas confinés dans l’antiquité. L’affirmation selon laquelle l’abolition de la propriété capitaliste privé garantit le socialisme doit être absolument rejetée. Les faits ne la confirment pas. Elle n’est qu’une espérance et, comme tant d’espérances, elle est destinée à être déçue.

Avec l’effondrement de cet argument et de ces suppositions, les raisons de croire à l’avènement du socialisme restent très faibles. Naturellement, beaucoup de gens le souhaitent et considèrent le socialisme comme la meilleure et la plus noble forme de société qu’on puisse se proposer comme idéal. Mais nous ne devons pas permettre à nos désirs d’intervenir dans une appréciation raisonnée des faits. La prédiction de l’arrivée du socialisme pourrait être correctement appuyée par une démonstration tirée des évènements contemporains eux-mêmes, en faisant apparaître qu’il se manifeste aujourd'hui dans la société de fortes tendances, plus fortes que toutes les autres, vers le socialisme, et que le socialisme est l’issue la plus vraisemblable de ce qui se passe autour de nous. Mais les événements ne nous montrent rien de semblable ; ils en donnent l’impression à certains seulement parce que ces personnes admettent ces affirmations injustifiées ou parce qu’elles confondent leurs désirs avec la réalité.

De plus, les événements actuels nous fournissent amplement la preuve que le socialisme ne va pas s’établir ; nous allons brièvement passer en revue une partie de ces preuves. Parmi elles, les faits relatifs au mouvement marxiste lui-même sont particulièrement significatifs, puisque ce mouvement est le principal organisateur de la force sociale, à supposer qu’il y en ait une, grâce à laquelle l’établissement du socialisme pourrait être effectué. Ici doit se placer un avertissement d’ordre méthodique.

Le mouvement marxiste se subdivise en de nombreux groupes. Les deux plus importants, aussi bien par leur nombre que par leur influence, sont les réformistes (socialistes ou sociaux-démocrates) composés primitivement des partis affiliés à la seconde Internationale et de quelques partis non affiliés, appartenant à différents pays et ayant un programme similaire ; la seconde aile, l’aile staliniste, se compose des partis communistes affiliés à la troisième Internationale. Il faut y ajouter des oppositions, issues, comme le stalinisme, de l’adaptation léniniste du marxisme, et dont les principales sont les petits partis trotskystes, unis en ce qu’ils nomment la quatrième Internationale ; enfin, d’innombrables partis, groupes et sectes, qui se prétendent tous descendants de Marx.

Quand je parle du « mouvement marxiste » ou des « marxistes », j’entends tous les groupes et individus qu’on dénomme vulgairement marxistes et qui, théoriquement et historiquement, ont avec Marx et ses théories un lien plausible. Il est indispensable de donner une définition claire de ce terme, à cause d’une habitude que les marxises ont peut-être empruntée à l’Église. Chaque fois qu’une analyse des actes de membres de l’Église ou de ses institutions risque de porter atteinte à son renom et à ses prétentions divines, on vous réplique que ces actes ne sont pas « vraiment » ceux de l’Église, qui est un corps mystique et surnaturel, mais seulement les agissements d’un humain en tant qu’individu, d’une nature pécheresse. Grâce à cette méthode, l’Église demeure infaillible.

De même, chaque espèce de marxiste se déclare non responsable des actions des autres espèces, voire des actions de ses membres quand elles ne réussissent pas ou qu’elles semblent s’éloigner du socialisme. Le marxisme, comme l’Église, est irréprochable au moyen de ce procédé, mais nous ne permettrons son emploi ni à l’un ni à l’autre. Quand nous distribuerons les cartes, nous nous assurerons qu’elles ne sont pas truquées.

* * *

1. Les événements de Russie, depuis 1917, nous occuperons à d’autres points de vue. Ici, je veux montrer qu’ils constituent un témoignage d’un grand poids infirmant la venue du socialisme. Je me réfère aux événements réels et non aux contes de fées racontés par les apologistes des Soviets officiels ou officieux. Le dessin général de ces événements est assez net pour instruire quiconque veut être informé, mais il n’y pas moyen de rien faire voir aux gens fermement décidés à garder les yeux clos.

En novembre 1917, le parti bolchevik, qui professait un programme de transformation sociale de structure socialiste, soutenu sans doute par la majorité des ouvriers russes et des paysans les plus pauvres, s’empara du pouvoir en Russie. Quelques mois plus tard, les droits de propriété privée des principaux instruments de production furent abolis et l’État fut investi de ces droits.

Pendant les premières années de la révolution, le régime se défendit avec succès dans une série de guerres civiles et de guerres d’intervention de la part de puissances hostiles. Le régime s’est maintenu au pouvoir depuis lors et est à présent dans sa vingt-quatrième année.

La société socialiste est, nous l’avons vu, une société sans classes, démocratique et internationale. Si le socialisme est vraiment réalisable, s’il est destiné à être le type de société de la prochaine période de l’histoire humaine, nous n’exigerions peut-être pas que la Russie eût déjà établi le socialisme. Nous tiendrions compte, avec raison, du fait que la révolution s’est produite non dans un pays très arriéré économiquement et culturellement, dévasté par suite de la guerre, entouré d’ennemis extérieurs et intérieurs ; en même temps, nous nous étonnerions de ce que, contrairement à l’opinion des théoriciens socialistes antérieurs à 1917, la révolution a eu lieu dans un pays arriéré et non dans un pays évolué.

Néanmoins, nous nous attendrions à trouver sans difficulté, dans ce pays, des tendances certaines vers le socialisme, en nous basant sur la théorie du socialisme en marche. C’est-à-dire que, bien que la Russie, d’aujourd'hui ne doive pas obligatoirement être socialiste (c’est-à-dire libre, sans classes et internationale), elle devrait être plus proche du socialisme qu’au début de la révolution : plus libre, plus près de l’élimination des classes et des distinctions de classes et, sinon internationale, du moins internationaliste.

Cette espérance était, en effet, celle des dirigeants de la révolution elle-même, celle de la plupart des gens qui croient à la théorie socialiste, même de ceux qui n’étaient pas en sympathie avec la Russie.

Cette espérance était si forte parmi les marxistes qu’elle agit comme des lunettes noires, les empêchant de voir ou de reconnaître, s’ils le voyaient, ce qui se passait réellement en Russie. Aujourd’hui, ils continuent d’aveugler les dupes stalinistes qu’on trouve dans tous les pays.

Mais la réalité, comme il arrive souvent, se montra dure à l’égard des espoirs optimistes. Loin de manifester des tendances vers le socialisme, loin de se diriger vers lui, la révolution russe s’est nettement développée en sens contraire. En ce qui concerne les trois caractéristiques décisives de la société socialiste – absence de classes, liberté et internationalisme, – la Russie en est incommensurablement plus loin aujourd’hui qu’elle ne l’était les premières années de la révolution ; et la direction qu’elle a prise ne l’a pas été passagèrement ; c’est bien plutôt un mouvement continu depuis les journées d’octobre 1917. Ce fait est en contradiction absolue avec la théorie marxiste : les condition que l’on tenait pour les conditions essentielles pour sinon atteindre le socialisme, du moins pour s’en approcher, étaient acquises en Russie : la prise du pouvoir par un parti ouvrier marxiste et, par dessus tout, l’abolition, soi-disant cruciale, des droits de propriété privée des instruments de production.

À part d’insignifiantes exceptions, les capitalistes furent éliminés en Russie et n’y sont pas retournés. En dépit de cela, une nouvelle stratification d’offre économique s’est effectuée, d’où résultent des classes autant ou plus différenciées que dans les nations capitalistes. Ce phénomène se manifeste d’abord par la privation, pour les grandes masses populaires, du moindre vestige de contrôle sur les instruments de production ; il est aussi frappant quant à la répartition des revenus. Selon un article de Léon Trotsky, publié à la fin de 1939, et basé sur la collation attentive et l’analyse des statistiques parues dans la presse soviétique, 11 à 12 p. 100 de la population russe touchent actuellement 50 p. 100 du revenu national. La différentiation est plus marquée qu’aux États-Unis, où 10 p. 100 de la population encaissent approximativement 35 p. 100 du revenu national.

(Si l’on objecte que Trotsky, ennemi de Staline, a dû obéir à son sentiment d’hostilité en donnant ce chiffre je ferai observer que cet article fut écrit alors que Trotsky soutenait une ardente polémique contre les vues que j’ai commencé par partager, et qu’il défendait son inébranlable conviction que la Russie restait un État socialisé d’ouvriers ; dans ces circonstances, il aurait dû, normalement, tendre à minimiser plutôt qu’à accentuer le degré de classification indiqué par les chiffres. Les pourcentages qu’il cite correspondent avec ceux que fournissent d’autres observateurs compétents – les apologistes de Staline, qui ne sont pas compétents, n’ont même pas essayé de donner des chiffres au sujet d’une question aussi délicate ; – même en laissant une marge d’erreur assez grande, le renseignement demeure significatif.)

Bien que la liberté et la démocratie n’aient jamais été très étendues dans la Russie révolutionnaire, on les y a connues néanmoins, pendant les premières années de la révolution, à l’époque de la famine, de la guerre civile et des guerres d’intervention où n’importe quel régime eût été excusé de réduire ou de suspendre la liberté. La démocratie était représentée par l’existence légale de partis d’opposition, factions du parti bolchevik lui-même ; les soviets locaux jouissaient de droits importants, de même que les comités ouvriers dans les usines, les syndicats, etc.; enfin, on avait supprimé les titres, les manières spéciales de s’adresser à des « supé1rieurs », les uniformes de fantaisie, les discriminations culturelles et toutes les autres formes extérieures de distinction de classes.

À l’heure présente, toute parcelle de liberté et de démocratie a été extirpée de la vie russe. Aucune opposition d’aucune sorte (ce pain de toute liberté) n’y est tolérée ; aucune institution ou organisation ne possède plus de droits indépendants, et les marques extérieures des différences de classes et du despotisme ont refait leur apparition l’une après l’autre. Tout prouve que la tyrannie du régime russe est l’une des plus draconiennes de l’histoire de l’humanité, sans en excepter le régime de Hitler.

Conformément aux théories socialistes de l’internationalisme, les dirigeants de la Révolution russe pensaient que leur étincelle allait faire éclater la révolution mondiale. Pendant les premières années, ils demeurèrent internationalistes, dans leurs idées comme en pratique, théoriquement indifférents aux frontières nationales et regardant l’État russe simplement comme la forteresse des masses socialistes internationales, forteresse à utiliser ou à sacrifier pour les intérêts de la révolution mondiale. À cet internationalisme des premières années se substitua un nationalisme de plus en plus accentué qui a fini par surpasser celui du régime tsariste lui-même. Le pseudo-internationalisme qui se manifeste encore occasionnellement, et qui est représenté par l’Internationale communiste et ses partis, n’est, en réalité, que l’extension du nationalisme russe à toute la surface de la terre ; il n’est internationaliste que dans le sens où le sont les cinquièmes colonnes de Hitler ou les Intelligence Services de la Grande-Bretagne ou des États-Unis.

Si nous considérons honnêtement ce qui s’est produit en Russie, nous voyons clairement que la prévision de l’établissement du socialisme n’y a été confirmée sous aucun rapport important ; tout ce qui se passe en Russie contredit ce que cette prévision nous faisait espérer. Naturellement, les « dialecticiens » arrivent à expliquer ces faits ; ils peuvent invoquer comme excuse que Staline a pris le pouvoir au lieu de Trotsky, que les autres nations ont omis de se révolter ou que la Russie était trop arriérée. La prochaine fois . . . les choses se passeront autrement. Il n’en reste pas moins vrai que Staline a pris le pouvoir, que les autres nations n’ont pas réussi à se soulever, que la révolution a eu lieu dans un pays arriéré et que la Révolution russe n’a pas mené au socialisme, mais à quelque chose qui n’y ressemble nullement.

Il est unanimement admis que la Russie a été « la première expérience du socialisme ». Les résultats de cette expérience sont des preuves à l’appui que le socialisme n’est pas d’une application possible, même approximative, dans la période présente de l’histoire. Une telle expérience, voire plusieurs expériences semblables, ne sont pas, en elles-mêmes, une démonstration décisive et définitive ; les expériences ne sont jamais décisives et définitives. Mais nous devons tirer des leçons des faits que nous connaissons, en attendant que des faits, peut-être différents, soient mis à notre disposition.

Anticipons brièvement : bien que la Russie ne se soit pas avancée vers le socialisme, elle n’a pas reculé vers le capitalisme.

Ce point est d’une importance capitale pour le problème que nous traitons dans ce livre. Tous ceux, amis ou ennemis, qui ont prédit ce qui arriverait en Russie adhéraient à cette idée que le socialisme est la seule alternative du capitalisme ; d’où il découlait que la Russie, du moment qu’elle ne pouvait pas rester immobile, se dirigerait soit vers le socialisme, soit vers la restauration du capitalisme. Aucune de ces deux prévisions ne s’est réalisée. Toutes les tentatives faites pour expliquer l’état actuel de la Russie, en le qualifiant de capitaliste ou sur le point de le devenir, ont lamentablement échoué. (Aucun capitaliste ne se fait d’illusions à ce sujet.) Trotsky, par ailleurs le plus brillant de tous les analystes de la Russie, s’est cramponnée jusqu’à sa mort à cette affirmation : « ou capitaliste ou socialiste », et, en conséquence, il a été de moins et moins capable d’expliquer raisonnablement ce qui s’est passé ou de le prédire. L’unique moyen de sortir de ce coincement théorique est de reconnaître la nécessité d’abandonner l’idée que le capitalisme ne peut être remplacé que par le socialisme et de constater que la Russie ne s’est mise en marche ni vers l’un ni vers l’autre, mais vers la société managériale, le type de société qui est en train de remplacer la société capitaliste dans le monde.

2. La seconde série de faits constituant la preuve que le socialisme ne va pas être établi a déjà été mentionnée : la révolution socialiste attendue, même la révolution nominalement socialiste qui s'est produite en Russie, n'a pas eu lieu ailleurs ou, si elle a été tentée, en Allemagne, dans plusieurs pays balkaniques et en Chine, elle n'a pas réussi. Pourtant, la théorie socialiste nous avait donné toutes les raisons de croire qu'elle éclaterait et qu'elle réussirait, et les théoriciens socialistes l'attendaient. Les conditions censément les plus nécessaires pour la transition au socialisme existaient immédiatement après la première guerre mondiale. La classe ouvrière, destinée à effectuer la révolution socialiste, se montra incapable de prendre le pouvoir et plus encore, d'inaugurer le socialisme. Cependant, la plus grande partie du monde capitaliste était épuisée ; les ouvriers, en tant que masse principale des armées, avaient des armes entre les mains et ils avaient devant les yeux l'exemple de la Russie.

3. Les événements de Russie ont prouvé d’une manière concluante un point d’une grande importance : la fausseté de la seconde assertion, à savoir que l’abolition de la propriété privée des instruments de production suffit à garantir l’établissement du socialisme. Ces droits furent abolis en Russie en 1918. Le socialisme n’y a pas été instauré ; on ne s’en est même pas approché. En fait, l’abolition de ces droits non seulement n’a pas garanti l’établissement du socialisme, mais elle n’a même pas laissé le pouvoir aux mains des ouvriers – qui, aujourd’hui, n’en détiennent aucun. Le lien présumé nécessaire entre la suppression des droits de propriété privés, d’une part, et l’absence de classes et la liberté, d’autre part, ce lien n’existe pas. Les faits l’ont prouvé, et, si la théorie prétend le moins du monde à représenter les faits, elle devra se rajuster en accord avec eux.

La conviction que le socialisme est sur le point de s’établir était surtout basée sur l’existence de ce lien. Or toutes les variétés de marxistes ont toujours pensé qu’en dernière analyse le problème de l’établissement du socialisme était celui de la suppression de la propriété bourgeoise privée. Nous savons maintenant qu’elle ne suffit pas pour réaliser la société libre, sans classes et internationale, l’idéal de Marx, objet de ses prédictions. Si nous croyons encore que le socialisme est possible, il faudra nous appuyer sur d’autres raisons que celles qui paraissaient suffisantes dans le passé.

4. Si le socialisme doit être établi, la classe ouvrière sera la première, parmi les groupes sociaux, à travailler à cet établissement. Suivant Marx lui-même, étant donnée la tendance de la société capitaliste vers la centralisation et le monopole, il devait se produire la « prolétarisation » de la majorité de la population ; c'est-à-dire que presque tous deviendraient ouvriers. Cela faciliterait les choses, car les ouvriers n'auraient eu pour adversaires qu'une poignée de financiers-capitalistes.

Comme chacun le sait, cette prédiction de Marx ne s'est pas réalisée. Même dans des pays évolués, des secteurs de l'économie, en particulier l'agriculture, ont résisté à la réduction au capitalisme complet ; la plupart des cultivateurs ne sont ni des ouvriers (au sens technique), ni des capitalistes, mais de petits producteurs indépendants. De plus, les dernières soixante-quinze années ont vu s'accroître la soi-disant « nouvelle classe moyenne », les salariés, ingénieurs, managers, comptables, bureaucrates et autres employés qu'on ne peut faire entrer ni dans la catégorie des « ouvriers » ni dans celle des « capitalistes ».

Ceci était déjà évident avant 1914. Mais depuis la première guerre mondiale, la position sociale de la classe ouvrière s'est sérieusement altérée. Cette détérioration se constate dans un certain nombre de faits :

  1. L'accroissement du nombre des ouvriers — spécialement les ouvriers qualifiés — par rapport à la population totale s'est ralenti, et, depuis dix ans, dans plusieurs pays, il a fait place à une diminution.
  2. La masse des chômeurs provient de la classe ouvrière.
  3. Les modifications de la technique industrielle ont, d'une part, réduit un nombre de plus en plus élevé d'ouvriers qualifiés à l'état d'ouvriers non qualifiés ; mais, d'autre part, ces progrès techniques ont, de façon de plus en plus critique, subordonné la production à certains techniciens très spécialisés, ingénieurs, organisateurs de plans, etc., personnel ayant besoin d'une formation très poussée qui n'est ni possédée par beaucoup de travailleurs, ni mise à leur portée. A l'époque de Marx, les ouvriers spécialisés étaient plus nombreux que les non spécialisés ; la différence entre les connaissances d'un ouvrier qualifié moyen et d'un ingénieur ou d'un manager d'usine moyen était alors moins prononcée qu'aujourd'hui ; il n'était même pas nécessaire, dans bien des entreprises de ce temps, de distinguer cette catégorie composée d'ingénieurs, de chimistes et de managers de la production, parce que leur travail eût été soit superflu, soit susceptible d'être accompli par n'importe quel ouvrier qualifié.
    Aujourd'hui, la production serait vite arrêtée sans le concours de ces techniciens très instruits ; ils sont devenus indispensables, étant donnée la complexité de la technique moderne. Cette situation modifie de façon sérieuse les positions relatives des travailleurs. A l'époque de Marx, on pouvait imaginer, sans trop d'effort, la prise en charge, par les ouvriers des usines, des mines, des chemins de fer, des chantiers navals ; ils auraient été capables de les faire marcher ; il n'y avait, du moins, pas de raison de supposer qu'ils ne fussent pas en mesure de faire fonctionner la machine à produire elle-même. De nos jours, il faut exclure, pour des motifs purement techniques, et non pour d'autres, une telle possibilité. Les ouvriers, les prolétaires, seraient incapables, tout seuls, de faire marcher la machine à produire contemporaine.
  4. Puisque les relations sociales sont, en fin de compte, une question de puissance relative, les modifications correspondantes qui se sont produites dans la technique de la guerre constituent un autre symptôme, également décisif, de l'abaissement de la position sociale de la classe ouvrière.
    La société capitaliste a été la première des cultures évoluées à organiser des milices massives ou des armées de citoyens. Ainsi que l'avait prédit Machiavel, ces armées se sont avérées nécessaires au capitalisme, après les expériences désastreuses faites avec les armées mercenaires et, plus tard, avec les petites armées de métier, caractéristiques des premiers siècles du capitalisme. Mais ces grandes armées représentaient un danger potentiel pour les dirigeants du capitalisme, puisqu'elles mettaient les ouvriers en possession d'une science et d'armes qu'ils pouvaient un jour tourner non contre les ennemis de l'extérieur, mais contre leurs maîtres. La théorie marxiste, notamment l'aile léniniste du marxisme, considérait ce phénomène capitaliste comme très important et s'appuyait en réalité sur lui pour l'établissement de la stratégie révolutionnaire ; les ouvriers, armés en masse par leurs dirigeants, devaient tourner leurs fusils contre eux.
    Jusqu'à la première guerre mondiale, l'infanterie a été primordiale dans les forces armées des temps modernes. Les engins et les manœuvres de l'infanterie étaient relativement simples ; il ne fallait que peu d'habileté et un bref entraînement pour savoir les utiliser. N'importe quel homme peut jouer son rôle dans une attaque massive d'infanterie. Ainsi, au cas où les simples soldats, les ou-vriers armés, se révoltaient, ils étaient parfaitement capables de lutter avec compétence contre les éléments demeurés fidèles au pouvoir.
    Cette situation militaire, qui a commencé à se modifier pendant la première guerre mondiale et que la seconde a achevé de métamorphoser, est aujourd'hui radicalement changée. L'infanterie n'est pas encore éliminée, mais la victoire dépend maintenant de machines compliquées, avions, chars et autres, dont le maniement exige un entraînement et une habileté considérables. Un ouvrier d'usine ne peut s'y initier d'un jour à l'autre ; il est à noter que les aviateurs et les membres des autres corps très spécialisés se recrutent extrêmement peu parmi les ouvriers d'usine. De même que les techniques nouvelles de l'industrie amoindrissent la position générale des ouvriers dans l'ensemble de la production, les techniques nouvelles de la guerre l'affaiblissent en cas de crise révolutionnaire. Les barricades, les piques et les mous-quets ne suffisent pas contre les tanks et les bombardiers.

5. Les groupes sociaux ayant pour but la transition au socialisme sont les divers partis politiques marxistes.

Le succès pratique de ces partis ne garantit pas du tout la victoire du socialisme, comme le montre l'expérience russe : en général, il n'y a pas nécessairement de rapport absolu entre les buts professés par un parti politique et ce qui se passe quand il prend le pouvoir. Mais l'échec pratique de ces partis apporte une preuve supplémentaire et très forte à l'encontre de la prédiction selon laquelle le socialisme doit être instauré, puisque cet échec élimine l'une des principales forces sociales désignées comme bases de cette prédiction. Et le fait est que, depuis vingt ans, les partis marxistes se sont effondrés dans le monde. On peut résumer ainsi leur situation : ou bien ils ont échoué dans leurs tentatives d'établissement du socialisme, 011 bien ils l'ont abandonné ; dans la plupart des cas, les deux.

Ces partis, rappelons-le, comptaient dans leurs rangs et parmi leurs sympathisants des dizaines de millions de personnes dans le monde. Au cours des vingt dernières années, ils ont tout simplement disparu dans un pays après l'autre. Partout où le fascisme s'est élevé au pouvoir (et même, comme dans plusieurs pays balkaniques, là où le fascisme ne s'est pas manifesté de manière très voyante), les partis marxistes se sont écroulés, en général sans même lutter avant de succomber. Le plus important de tous les mouvements marxistes, celui d'Allemagne, s'est incliné devant Hitler sans lever la main. Nous ne devons pas nous laisser leurrer par les réfugiés marxistes qui, soit pour se donner du prestige (et un public), soit en se leurrant eux-mêmes de bonne foi, nous parlent de « vastes mouvements souterrains ». Il n'existe pas le moindre signe certain de la persistance de vastes mouvements souterrains organisés. Beaucoup des membres des partis marxistes, surtout les plus vigoureux, ont été absorbés par les mouvements fascistes ; d'autres ont abandonné toute espérance et sont devenus complètement passifs ; et, en tout cas, les nouvelles techniques politiques réduisent en poussière ceux qui restent ; ils « atomisent » toutes les oppositions, de sorte qu'elles ne puissent exister en tant que force organisée, ce qui les empêche de fonctionner dans l'arène politique.

Mais l'élimination physique de nombreux partis marxistes n'est pas la seule forme de leur effondrement. Certains apologistes cherchent à excuser le marxisme en disant qu'il n'a « jamais couru sa chance », qu'il n'a jamais eu d'occasion favorable à saisir. Ce n'est nullement exact. Le marxisme et les partis marxistes ont eu des douzaines d'occasions. En Russie, un parti marxiste a pris le pou-voir. Au bout de peu de temps, il a renoncé au socialisme, sinon en paroles, du moins en fait. Dans la plupart des pays européens, il s'est produit, pendant les derniers mois de la première guerre mondiale et pendant les années qui l'ont suivie immédiatement, des crises sociales laissant largement la porte ouverte aux partis marxistes : sans exception, ils se sont montrés incapables de s'emparer du pouvoir et de le garder. Dans un grand nombre de pays — Allemagne, Danemark, Norvège, Suède, Autriche, Angleterre, Australie, Nouvelle-Zélande, Espagne, France, — les partis marxistes réformistes ont dirigé le gouvernement et ont uniformément échoué : ils n'ont pas réussi à établir le socialisme et ne s'en sont pas véritablement rapprochés ; ils ont agi d'une façon à peine différente des partis libéraux ordinaires capitalistes dans leur administration du gouvernement. Les trotskystes et autres dissidents du marxisme sont restés des sectes minuscules et sans influence sur les événements politiques généraux.

Le Front populaire (à l'origine simple procédé de l'Internationale communiste destiné à servir la politique étrangère du Kremlin du moment), dernier soulèvement partiel des partis marxistes, a fait preuve (en France) de faiblesse et d'une incompétence totale ; en Espagne, il a subi une défaite qui, bien qu'héroïque, a été désastreuse ; ce sursaut s'est terminé, à Munich, en pleurnicherie.

L'histoire détaillée des partis marxistes depuis 1914 ne ferait que confirmer l'impression donnée par ce bref aperçu. On peut la résumer en répétant que ces partis ont, à chacun des nombreux tests historiques qu'ils ont subis, soit abandonné le socialisme, soit manqué leurs tentatives de l'établir. C'est là un fait que ni le pire ennemi ni le plus ardent ami du socialisme ne peut effacer ; il ne prouve d'ailleurs rien quant à la qualité morale de l'idéal socialiste, malgré ce que certains en pensent. Mais il constitue un témoignage irréfutable contre l'avènement du socialisme, quelle qu'en puisse être la valeur morale.

6. L'effondrement presque accompli des partis marxistes a marché de pair avec celui de l'idéologie marxiste.

D'abord, les grandes prétentions scientifiques du marxisme ont été réduites à néant par les progrès de ce siècle en histoire et en anthropologie, et par la compré-hension plus claire de ce qu'est la méthode scientifique. La philosophie marxienne du matérialisme dialectique est allée rejoindre les autres spéculations métaphysiques démodées du XIXe siècle. La théorie marxienne de l'his-toire universelle a été remplacée par les procédés plus laborieux et moins satisfaisants pour l'âme de la recher-che anthropologique. Les lois de l'économie marxienne ne sont plus capables de s'appliquer concrètement aux phénomènes économiques contemporains. On aurait tort, évidemment, de refuser toute valeur scientifique aux écrits de Marx lui-même ; nous devons, au contraire, continuer à le considérer comme l'une des figures les plus importantes de l'histoire du développement des sciences historiques, lesquelles sont toutefois, encore aujourd'hui, dans l'enfance. Mais prétendre, comme le font les marxistes, que Marx ait réussi à formuler les lois générales du monde, de l'homme, de son histoire et de ses mœurs, est, à l'heure actuelle, tout simplement ridicule.

La situation de l'idéologie marxiste est la même que celle des principales idéologies capitalistes. Nous avons dit, à propos de ces dernières, que l'insuffisance scientifique d'une idéologie n'est pas nécessairement importante. Ce qui est décisif est de savoir si une idéologie est susceptible de remuer les cœurs et les esprits d'un grand nombre d'hommes, résultat dont il a été démontré qu'il est sans rapport obligatoire avec la qualité scientifique. Néanmoins, pour le marxisme plus encore que pour la plupart des idéologies, la démonstration de son imperfection scientifique constitue un facteur tendant à diminuer son attrait pour la masse. (Peut-être faut-il croire que la critique scientifique ne commence vraiment à opérer que lorsque l'attrait exercé sur la foule se met à décroître. Car l'une des raisons du succès du marxisme a été de se faire passer pour « la seule doctrine scientifique » sociale ; cette idée a sûrement stimulé très vivement ses adhérents.)

Le pouvoir d'une idéologie a plusieurs dimensions : il se constate à la fois par le nombre des hommes qu'elle émeut et par le degré de leur émotion ; soit qu'ils se bornent à des protestations verbales de loyauté, soit qu'ils aillent jusqu'à se sacrifier et à mourir pour ses principes. L'épreuve de ce pouvoir est la rencontre de deux idéologies rivales en un combat raisonnablement égal. A tous ces points de vue, le pouvoir de l'idéologie marxiste ou plutôt celui de l'aspect strictement socialiste de l'idéologie marxiste a sérieusement décliné. On peut le remarquer surtout parmi la jeunesse qui n'est pas plus disposée à mourir pour l'idéologie socialiste que pour les idéologies capitalistes. La seule fraction de l'idéologie marxiste qui conserve un grand pouvoir d'attraction est la variante staliniste du léninisme ; mais le stalinisme n'est plus authentiquement socialiste. Tout comme le parti staliniste, l'idéologie marxiste n'a conservé son pouvoir qu'en cessant d'être socialiste.

Une idéologie n'acquiert pas un grand pouvoir d'attraction seulement grâce aux mots qui l'expriment ou au talent de ceux qui la propagent. Ces éléments ne sont pas négligeables, mais une idéologie ne peut se répandre largement parmi les masses si elle n'exprime pas, même défigurés et sous une forme trompeuse, leurs besoins véritables, leurs intérêts et leurs espérances, et si elle ne correspond pas, au moins dans une certaine mesure, à l'état des conditions sociales et à la direction dans laquelle elles peuvent se développer.

7. La fausseté de la croyance selon laquelle le socialisme est sur le point d'être réalisé a été démontrée par l'analyse des affirmations injustifiées servant généralement de base à cette croyance et par l'examen des témoignages spécifiques qui l'infirment. Il convient d'y ajouter les indications positives déjà très nettes qui permettent d'affirmer que ce ne sera ni le capitalisme ni le socialisme qui dominera à l'issue de la période de transition actuelle, mais un type de société tout à fait différent.

V-La lutte pour le pouvoir

La science politique est l’étude de la lutte pour le pouvoir social entre les divers groupes d’hommes organisés. Il est sage, avant d’aborder l’élaboration de la théorie de la révolution managériale, de s’entendre sur le sens exact de l’expression « lutte pour le pouvoir ».

Bon nombre des mots dont nous nous servons quand nous parlons des groupes sociaux sont ceux que nous employons pour décrire les activités des individus. Nous disons l’« esprit », la « volonté » ou la « décision » d’un groupe ; de même, nous parlons d’une « lutte » entre des groupes.

Nous savons du moins grosso modo, ce que signifient ces expressions quand elles s’appliquent à des individus et à leurs agissements. Mais un instant de réflexion nous convaincra que les groupes ne possèdent ni esprit, ni volonté et ne prennent pas de décisions au même sens que les individus. Appliqué à un individu, le mot « défense » signifie généralement empêcher un autre individu de le frapper; « lutte » signifie un combat physique direct, et il est facile de reconnaître qui l’emporte dans une lutte de ce genre. Mais « défense » et « lutte », lorsqu’il s’agit de groupes sociaux, classes, nations, races ou autres, sont des choses infiniment plus compliquées.

Ces mots, appliqués à des groupes, sont des métaphores, ce qui ne veut pas dire que l’on doive pas s’en servir, comme l’affirment les linguistes populaires ignorants des véritables enseignements de la sémantique. Cela signifie seulement que nous ne devons pas prendre les métaphores dans leur sens littéral, que nous devons être prudents et ne faire dire aux mots que ce qui se passe en réalité.

Dans toutes les sociétés, sauf les plus primitives, les instruments nécessaires à la fabrication de tout ce qu’il faut pour vivre et orner la vie sont, techniquement, de caractère social ; c’est-à-dire qu’aucun individu ne produit lui-même tout ce qu’il consomme et emploie. Dans notre société, la plupart des gens ne produisent, par eux-mêmes, presque rien. La production est une oeuvre sociale.

Dans la plupart des types de société que nous connaissons, et, jusqu’ici dans toutes les sociétés complexes, les principaux instruments de production sont contrôlés par un groupe d’hommes particulier, relativement petit. (Ce contrôle est, du point de vue légal, « le droit de propriété », mais ce qui nous intéresse n’est pas le concept légal, c’est le fait du contrôle.) Ce contrôle (ou droit de propriété) n’est jamais absolu ; il est toujours soumis à certaines limitations ou restrictions (comme, par exemple, l’usage d’instruments susceptibles de tuer à volonté). Les difficultés que soulève ce contrôle sont au nombre de deux :

1° la défense de l’objet contrôlé (ou possédé) soit au moyen de la force physique personnelle des possédants, soit, dans des sociétés plus évoluées, au moyen de la menace ou de l’utilisation des forces de l’État, police, tribunaux et armée ;

2° le traitement préférentiel accordé dans la distribution des produits des objets contrôlés (ou possédés).

Lorsque, dans une société, il existe un groupe contrôlant, dans une plus grande mesure que le reste de la société, l’accès aux instruments de production, et doué d’un traitement préférentiel dans la distribution des produits de ces instruments, on peut dire que ce groupe constitue la classe dirigeante de cette société. Ce groupe dispose, dans la société, du pouvoir et du privilège de la richesse et s’oppose ainsi au reste de la société. Cette définition de la classe dirigeante ne présuppose pas de forme spéciale du droit légal de propriété ; elle repose sur les faits du contrôle et du traitement préférentiel et peut être vérifiée empiriquement.

Les deux principaux facteurs du contrôle, celui de l’accès aux instruments et le traitement préférentiel dans la distribution, sont, en pratique, étroitement liés. Au bout d’un temps donné, ceux qui contrôlent l’accès aux instruments s’accordent tout naturellement un traitement préférentiel dans la distribution ; les groupes rivaux qui s’efforcent de modifier les rapports de distribution ne peuvent y réussir qu’en obtenant le contrôle de l’accès aux instruments. Comme les différences dans la distribution (revenus) sont bien plus faciles à étudier que les rapports de contrôle, ceux-ci nous sont le plus clairement révélés par les différences de la distribution. En bref : la manière la plus facile de découvrir quel est, dans une société, le groupe dirigeant est, le plus souvent, de rechercher quel est celui qui touche les plus gros revenus. Tout le monde sait cela ; cette analyse est néanmoins nécessaire parce que le contrôle de l’accès aux instruments n’est pas la même chose que le traitement préférentiel dans la distribution des revenus. Le groupe qui possède l’un possède normalement l’autre ; telle est la loi générale. Mais, pendant de brèves périodes, il peut ne pas en être ainsi, et nous verrons plus loin combien cette distinction est importante à l’heure présente.

Dans la société féodale, l’instrument de production de beaucoup le plus important était la terre ; l’économie féodale était presque exclusivement agricole. Le contrôle de la terre était de facto (avec d’importantes restrictions), de même que le traitement préférentiel dans la distribution de ses produits, entre les mains des seigneurs féodaux, y compris les seigneurs de l’Église, non en qualité de propriétaires capitalistes, mais par le jeu des institutions féodales. Ces seigneurs constituaient, par conséquent, la classe dirigeante dans la société féodale. Ils le restèrent aussi longtemps que l’agriculture demeura le secteur principal de l’économie et que les droits féodaux de propriété furent conservés. Cette classe dirigeante ne varia pas dans sa structure, malgré les changements que la mort, le mariage, l’anoblissement apportaient parmi les individus qui la composaient.

Du moment que les institutions coercitives de l’État (forces armées, tribunaux, etc.), défendaient les droits des seigneurs, on peut proprement qualifier l’État médiéval d’État féodal.

Dans la société post-médiévale, les secteurs les plus importants de l’économie ne sont plus l’agriculture, mais le commerce, l’industrie et la finance. Dans la société moderne, les personnes détenant le contrôle des instruments et les droits préférentiels de la distribution des produits dans les trois champs d’activité – et, dans une mesure variable, également en ce qui concerne la terre – ces personnes sont celles que nous appelons capitalistes ; elles forment la classe nommée bourgeoisie.

La bourgeoisie est donc la classe dirigeante moderne ; ses droits étant légalement reconnus par la société, cette société peut être appelée société bourgeoise ou capitaliste. Et, comme les institutions politiques de l’État défendent ces droits, on peut, de même, parler d’un État capitaliste ou bourgeois.

L’existence d’une classe bourgeoise ne dépend pas de l’existence d’individus particuliers ; ses membres individuels peuvent changer. L’existence de la classe signifie seulement qu’il y a, dans la société, un groupe exerçant, en vertu des droits de propriété reconnus par l’État bourgeois, à un degré spécial, un contrôle sur l’accès aux instruments de production et un traitement préférentiel dans la distribution des produits de ces instruments.

Quelle serait la situation dans une société sans classes, organisée selon le programme socialiste ? La société sans classes ne comprendrait pas de groupe (sauf peut-être des corps temporairement délégués, librement élus par la communauté et toujours révocables) exerçant un contrôle, à un degré spécial, sur l’accès aux instruments de production ; il n’y aurait aucun groupe recevant, en tant que groupe, un traitement favorisé dans la distribution. Un traitement préférentiel pourrait y être accordé à certains individus pour des raisons non économiques ; par exemple, les malades pourraient recevoir plus de secours médicaux que les bien portants ; les hommes se livrant à de durs travaux manuels, plus de nourriture que les enfants ou les adultes occupés à des besognes sédentaires ; ces exceptions ne violeraient pas la règle économique d’une société sans classes.

Par contre, une société nouvelle pourrait s’organiser de manière à donner à un groupe nouveau, différant, du point de vue économique et social, aussi bien des privilégiés féodaux que des privilégiés bourgeois, le droit d’exercer, à un degré spécial, le contrôle des instruments de production et de recevoir un traitement préférentiel dans la distribution des produits de ces instruments.

* * *

Qu'est-ce donc que signifient « lutte de classes » et « lutte pour le pouvoir » ? Nous disons souvent que la bourgeoisie a entrepris la lutte pour le pouvoir contre les seigneurs féodaux et qu'elle en est sortie victorieuse. C'est là une métaphore empruntée aux combats individuels et appliquée au conflit de deux groupes. Examinons dans quel sens cette métaphore peut être légitimement employée. Cette recherche nous intéresse non en ce qui concerne le passé, mais par rapport aux luttes d'aujourd'hui et de demain.

Il est certain que tous les capitalistes du monde ne se sont pas réunis dans un endroit déterminé où, après une série de conférences, ils auraient décidé d'entreprendre contre les seigneurs la lutte pour le pouvoir en vue d'or-ganiser la société conformément à leurs intérêts. Une telle conduite présupposerait un esprit de suite et une clarté scientifique qu'aucune classe n'a possédés au cours de l'histoire.

En fait, la société du moyen âge était organisée de façon que les seigneurs en formaient la classe dirigeante ; plus tard, la société fut organisée différemment, de façon que ce furent les bourgeois qui devinrent la classe dirigeante. Par analogie, dire qu'aujourd'hui une certaine classe sociale, autre que la bourgeoisie, lutte pour le pouvoir et doit l'emporter peut n'être qu'une prédiction selon laquelle, dans un laps de temps assez court, la société sera organisée d'une manière nouvelle qui placera la classe en question dans la position de classe dirigeante, munie du pouvoir et des privilèges. C'est là une partie de ce que signifie ce que je dirai plus loin, à propos de la révolution managériale, quand je parlerai de « la lutte pour le pouvoir » des managers.

Cependant, ce n'est pas tout. Bien que la bourgeoisie n'ait pas agi de la manière consciente suggérée par une interprétation trop littérale de la phrase « lutte pour le pouvoir », elle a certainement fait quelque chose pour étendre et consolider sa domination sociale. Les bourgeois n'ont pas toujours su clairement ce qu'ils demandaient à l'histoire, mais ils ne se sont pas contentés de demeurer passifs en laissant l'histoire suivre son cours.

Deux facteurs ont joué un rôle décisif dans la trans-formation de la société féodale en société bourgeoise :

beaucoup de guerres, qui ont amoindri le pouvoir physique des seigneurs, et la propagation, sur une vaste échelle, d'idéologies nouvelles propres à entamer la puissance morale de la féodalité et à provoquer des attitudes sociales favorables à la structure bourgeoise de la société. Les capitalistes n'ont pas pris une part considérable aux combats, au cours de ces guerres ; ils n'ont pas non plus élaboré eux-mêmes ces nouvelles idéologies ; mais ils ont financé ceux qui se battaient et ceux qui écrivaient et pensaient. Les combattants effectifs, pendant les premiers siècles du capitalisme, étaient, pour la plupart, des mercenaires qui, depuis l'invention de la poudre à canon, représentaient de redoutables adversaires pour les seigneurs et leurs serviteurs et, plus tard, au cours des grandes révolutions, pour les masses non bourgeoises, ouvriers et paysans pauvres. Les idéologies étaient l'œuvre des intellectuels — écrivains, théoriciens politiques et philosophes — et des hommes de loi.

Remarquons ceci : les centaines de guerres et de guerres civiles qui eurent lieu du XVe au XVIe siècle (époque à laquelle la bourgeoisie s'était assuré la domination sociale dans les principaux pays) furent très diverses de caractère et furent motivées par des raisons très différentes : religieuses, dynastiques, territoriales, commerciales, impériales et autres. Ce serait une grave erreur historique de croire que la bourgeoisie se rassemblait pour combattre des armées féodales. Même lorsqu'il s'agissait plus ou moins ouvertement de conflits de classes, les capitalistes se sont toujours combattus entre eux tout en se battant contre les seigneurs féodaux.

Mais ces guerres présentent deux faits particulièrement significatifs pour nous. Le premier est que l'altération de la structure sociale qui en est résultée devait être profitable avant tout à la bourgeoisie, opposée à toutes les autres classes de la société ; elle en est sortie occupant, avec une sécurité accrue, la position dirigeante. Le second est que la masse des combattants véritables n'était pas composée de capitalistes. Il est probable que, sauf ceux qui étaient embrigadés de force, la majorité des combattants croyaient se battre pour des fins qui les avantageraient ; mais, du moins quant à un bénéfice économique et social, les non-bourgeois n'en retirèrent aucun, et le profit des guerres fut, pour eux, très inférieur à celui qu'elles apportèrent aux capitalistes.

Des observations analogues peuvent s'appliquer au développement des idéologies nouvelles. À partir de la Renaissance se créèrent des religions, des philosophies, des morales, des théories sur la loi, la politique et la société, dont plusieurs trouvèrent de très nombreux adeptes. Aucune de ces idéologies ne se recommandait ouvertement de la bourgeoisie ; aucune d'elles ne prétendait que la meilleure société, la meilleure politique, le meilleur univers impliquaient la domination capitaliste ; elles parlaient, comme toutes les idéologies, au nom de la « vérité » et pour le bien de toute l'humanité.

De même que pour les guerres, deux faits se rattachant à ce mouvement d'idées offrent pour notre étude un intérêt particulier.

Le premier est que le succès de quelques-unes de ces idéologies eut pour résultat de provoquer dans la société une attitude et un sentiment qui profitèrent surtout à la bourgeoisie, fortifiant sa position sociale et celle des ins-titutions qui lui étaient favorables. Le second est que la croyance en ces idéologies ne fut pas confinée dans la bourgeoisie, mais qu'elle se répandit dans toutes les sec-tions de la population. Il est vraisemblable que les non-bourgeois adoptèrent ces idéologies parce qu'ils croyaient qu'elles exprimaient leurs intérêts, leurs espérances et leur idéal. Au point de vue économique et social, ce n'était vrai pour les groupes non bourgeois qu'à un degré très inférieur à ce qu'il en était pour les capitalistes, à moins qu'il n'en fût rien.

Le développement de la bourgeoisie passa par une phase spéciale dans tous les pays. Les capitalistes, par-tant des petites villes médiévales où leur puissance com-mençait à s'esquisser au moyen âge, étendirent graduellement leur domination, augmentant la proportion du commerce et de la production qu'ils contrôlaient, et acquérant petit à petit les instruments de la production. Cette extension continua de se poursuivre presque sans interruption jusqu'à la première guerre mondiale. Les secteurs déjà existants de l'économie reçurent une base capitaliste quand, par exemple, un artisan ayant un ou deux apprentis se changea en patron, faisant travailler à son profit, moyennant salaire, des ouvriers utilisant ses outils, ses matériaux et son atelier. Plus spectaculairement, les capitalistes s'emparèrent de toute l'économie, de toute la production, expansion pour laquelle les relations économiques capitalistes étaient bien mieux faites que les relations féodales.

Il faut insister sur ce point que l'édification de la puissance bourgeoise commença lorsque la structure de la société était encore essentiellement féodale, que les institutions politiques, religieuses et culturelles étaient encore dirigées en vue des intérêts des seigneurs. Néan-moins, au sein de cette société, la bourgeoisie parvint à pousser assez loin sa domination. Cela lui fut possible parce qu'on lui accorda suffisamment de « droits » permettant de faire fonctionner une entreprise capitaliste : droits de contrat, de prélèvement d'intérêts, d'embau-chage d'ouvriers salariés, etc., en dépit du fait que la plupart de ces droits étaient interdits par la loi, la cou-tume et la philosophie féodales (souvent, notamment en ce qui concerne le prélèvement d'intérêts, on usait de formules pieuses pour tourner les prohibitions) ; et en dépit du fait que l'extension des relations capitalistes entraînait nécessairement la destruction de la prédomi-nance sociale des seigneurs féodaux. Quand ceux-ci se rendirent compte de ce qui leur arrivait et essayèrent de lutter, la bataille était déjà presque perdue pour eux, car la bourgeoisie contrôlait effectivement les bastions-clés de la société. Si, dès le début, la société féodale avait refusé de reconnaître les droits des bourgeois, l'issue eût été toute différente, mais c'est là une vaine spéculation.

Le fait que la bourgeoisie avait établi sa domination sociale et soumis à son contrôle des secteurs de plus en plus étendus de l'économie, alors que les cadres de la société féodale subsistaient encore, a été, semble-t-il, une condition nécessaire pour qu'elle pût s'imposer comme classe dirigeante au type de société qui succéda à la féodalité.

Ce point peut nous révéler une raison décisive, mais trop ignorée, pour laquelle le socialisme ne se réalisera pas. Nous avons admis que, s'il devait être instauré, le prolétariat serait la classe que cet événement intéresserait le plus. Mais la position du prolétariat dans la société capitaliste n'est pas du tout la même que celle de la bourgeoisie à la fin de la société féodale. Le prolétariat ne dispose pas d'une longue période pendant laquelle sa domination sociale s'édifierait graduellement, pendant laquelle il étendrait son contrôle sur un pourcentage de plus en plus élevé des instruments de production, contrôle exprimé par des droits de propriété. Il ne possède, au contraire, aucun contrôle, et, dans la société bourgeoise, il ne peut virtuellement en acquérir aucun.

Les marxistes ont cru parfois que les syndicats pour-raient remédier à cette déficience. C'est une illusion. L'expérience a prouvé que les syndicats ne sont pas une institution anticapitaliste, qu'ils ne peuvent pas remplacer, pendant longtemps, le capitalisme dans son contrôle des instruments de production, mais qu'ils sont des institutions capitalistes dont l'organisation présuppose des relations économiques capitalistes ; ce fait est bien connu des chefs syndicalistes les plus notoires.

Le prolétariat ne possède donc pas de base établie d'où partir pour atteindre la domination sociale, comme la bourgeoisie en avait une ; il est dépourvu de l'équipe-ment social nécessaire pour le combat.

Pour en revenir à la bourgeoisie, l'extension graduelle de son contrôle sur l'économie ne suffisait pas pour révolutionner la structure de la société et pour consolider la position des capitalistes en tant que classe dirigeante. Aussi longtemps que d'importantes institutions sociales étaient dominées par les seigneurs féodaux et les idées féodales, la situation des capitalistes demeurait mal assurée et l'expansion du capitalisme se heurtait à de sévères restrictions. Les institutions politiques, les instruments de coercition dont dispose l'État, imprégnées d'esprit féodal, pouvaient, à tout moment, s'opposer à ses entreprises ; par exemple en invoquant les principes de l'Église qui interdisaient le prêt à intérêts, l'État féodal pouvait annuler des dettes ; il pouvait empêcher des serfs de quitter la terre, à laquelle ils étaient attachés, pour travailler en qualité d'ouvriers salariés ; il pouvait frapper les entreprises capitalistes de droits féodaux, etc.

Le capitalisme devait donc « s'emparer du pouvoir » pour étendre et assurer sa domination. Là encore, nous employons une métaphore. Ce qu'il fallait au capitalisme était la transformation des institutions de l'État ; destinées à protéger les droits féodaux, il lui en fallait d'autres qui, au contraire, fortifiassent les obligations et les droits des capitalistes. Quand nous disons qu'en Angleterre, en France, aux États-Unis ou ailleurs, la bourgeoisie s'est emparée du pouvoir, nous n'entendons pas nécessairement que les capitalistes l'aient physiquement pris d'assaut ni même que beaucoup de fonctionnaires publics furent tirés de leurs rangs. Un État bourgeois est essentiellement un État où sont soutenues les manières d'agir et de penser, où sont défendus les droits qui permettent à la bourgeoisie de maintenir sa domination sociale.

En fait, la transformation des institutions de l'État en parties intégrantes de la société capitaliste a été une œuvre compliquée et de longue haleine ayant parfois nécessité de terribles guerres civiles. Au XVe, au XVIe et même au XVIIe siècle, les capitalistes travaillaient en étroit accord avec les princes et les rois. Ceux-ci n'étaient, dans la société féodale, que des seigneurs féodaux souvent moins puissants que certains de leurs vassaux. Quand l'autorité centrale commença à se fortifier, quand les rois se mirent à construire des nations au sens moderne de ce terme, leurs adversaires étaient les seigneurs féodaux. Les rois cherchèrent alors l'appui des capitalistes ; ils le leur apportèrent parce qu'ils désiraient, eux aussi, des nations fortes, avec des armées nationales, des marines pour protéger les routes maritimes, des lois uniformes, des monnaies officielles et des impôts, afin que le commerce ne fût pas à tout moment interrompu par ces centaines de seigneurs féodaux qui se considéraient comme de petits souverains indépendants ; les capitalistes gagnaient des sommes considérables en traitant avec les princes et, en échange des services qu'ils rendaient, ils se faisaient octroyer privilèges et protection. A l'occasion des guerres, des traités de paix, des élections des papes et des empereurs, des voyages d'exploration et de conquête du XVIe siècle, un rôle important était toujours joué par l'argent que fournissait un Fugger, un Médicis, un Welser ou quelque autre grand marchand-banquier d'Augsbourg, d'Anvers, de Lyon ou de Gênes.

Mais les princes n'étaient pas toujours de parole en affaires, et nombre de capitalistes du XVIe siècle furent ruinés par eux. L'alliance entre le prince et les capitalistes fut rompue. Les siècles suivants furent remplis par d'autres guerres et des révolutions d'où émergea, à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe, l'État idéal bourgeois : le pouvoir politique appartint à la Chambre basse d'un Parlement qui, par la constitution, par la loi, les coutumes et la religion, soutenait la structure capitaliste de la société.

D'où étaient venus les premiers capitalistes ? Ils provenaient de plusieurs fractions de la société : les aventuriers et les brigands se muaient facilement en capitalistes après quelques entreprises fructueuses ; les artisans ou maîtres-ouvriers devenaient capitalistes quand ils se mettaient à employer des travailleurs salariés ; les plus grands capitalistes de l'époque féodale sortaient des rangs des marchands-navigateurs qui constituaient, dès le moyen âge, un groupe spécial. Dans un assez grand nombre de cas, les capitalistes étaient issus de l'ancienne classe dirigeante, c'est-à-dire de la noblesse féodale. En chassant les serfs de leurs terres et en les faisant valoir eux-mêmes, en exploitant les mines qui se trouvaient dans leurs domaines, en engageant dans des entreprises commerciales l'or, les bijoux ou l'argent qu'ils avaient acquis. Rappelons-nous, pour l'avenir, que le remplacement d'une classe dirigeante par une autre ne signifie pas la disparition de tous les individus et des familles qui la composent. On retrouve toujours quelques-uns des membres de l'ancienne classe dirigeante, économiquement et socialement méta-morphosés, et souvent en bonne place, dans la nouvelle classe dirigeante.

En décrivant le caractère de la transition sociale ac-tuelle et le nouveau type de société qui est en train de se former, je continuerai à me servir de l'expression de « lutte pour le pouvoir ». Je dirai que la classe des managers lutte pour l'obtention du pouvoir et notamment du pouvoir politique ; je dirai qu'elle possède et qu'elle propage des idéologies typiques ; je parlerai de « l'État managerial » et de la « société manageriale ». J'emploierai ces termes parce qu'ils sont faciles à comprendre, connus et pittoresques ; mais il ne faudra pas perdre de vue leur sens métaphorique. Ils désigneront une évolution sociale d'une grande complexité dont je supposerai, comme il convient de le faire quand on essaye de s'instruire par l'expérience, qu'elle ressemble, dans sa forme générale, à la lutte pour le pouvoir conduite naguère par la bourgeoisie.

VI-La théorie de la révolution managériale

Nous sommes maintenant en mesure d’établir d’une façon préliminaire la théorie de la révolution managériale, théorie qui fournit la solution du problème auquel ce livre est consacré.

La théorie admet, pour commencer, que nous sommes actuellement dans une période de transition, caractérisée par la rapidité exceptionnelle avec laquelle se modifient les principales institutions économiques, sociales, politiques et culturelles de la société. Cette transition s’effectue entre la société du type bourgeois ou capitaliste et le type de société que nous avons dénommée managériale.

Comparée à la transition entre la société féodale et la société capitaliste, la période présente sera sans doute brève. On peut, arbitrairement, en fixer le début à la première guerre mondiale, et la consolidation, approximativement cinquante ans plus tard ; peut-être sera-t-elle accomplie avant ce terme.

Le groupe social qui s’efforce actuellement d’atteindre la position de classe dirigeante est celle des managers. Je leur donne ce nom, me réservant d’expliquer plus loin quels sont les individus que comprend cette catégorie. Leur poussée réussira ; à l’issue de la période de transition, les managers formeront, en fait, la classe dirigeante. Cette poussée est, de plus, mondiale, très avancée déjà dans certains pays ; à des niveaux divers dans d’autres.

Le cadre économique dans lequel s’établira la domination sociale des managers s’appuie sur la possession par l’État des instruments de production les plus importants. Dans ce cadre, les individus, en tant qu’individus, ne seront pas investis de droits de propriété directs sur les principaux instruments de la production.

Comment, me demandera-t-on (et c’est la clé du problème), comment, si tel est le cadre économique, l’existence d’une classe dirigeante sera-t-elle possible ? Nous avons vu qu’une « classe dirigeante » signifie un groupe de personnes qui, en vertu de relations économico-sociales particulières, exerce un degré particulier de contrôle sur l’accès aux instruments de production et bénéficie d’un traitement préférentiel dans la distribution des produits de ces instruments. Les capitalistes constituaient un groupe conforme à cette définition, précisément parce qu’ils détenaient les droits de propriété des instruments de production.

Si, dans la société managériale, aucun individu ne doit posséder de tels droits, comment un groupe d’individus pourra-t-il y former une classe dirigeante ?

La réponse à cette question est relativement simple et, comme nous l’avons déjà dit, l’histoire nous a montré des situations analogues. Les managers exerceront leur contrôle sur les instruments de production et obtiendront un droit préférentiel dans la distribution des produits, non pas directement, en tant qu’individus, mais par leur contrôle de l’État qui sera propriétaire des instruments de production. L’État, c’est-à-dire les institutions qui le composent, sera, peut-on dire, « la propriété » des managers. Il n’en faudra pas davantage pour faire d’eux la classe dirigeante.

Le contrôle de l’État par les managers sera garanti par des institutions politiques appropriées, analogues à celles qui, sous le régime capitaliste, garantissaient aux bourgeois leur domination.

Les idéologies exprimant le rôle social, les intérêts et les aspirations des managers (indispensables éléments dans la lutte pour le pouvoir, comme le furent toujours les idéologies) n’ont pas encore été complètement élaborées, pas plus que ne furent celles des bourgeois pendant la période de transition de la féodalité au capitalisme. Elles nous sont pourtant approximativement connues, par différentes sources : le léninisme-stalinisme ; le fascisme-nazisme, et, à un degré de moindre évolution, par le new-dealisme et d’autres idéologies américaines moins influentes, voisines de la « technocratie ».

Telle est, décrite dans le langage de « la lutte pour le pouvoir », la carcasse de ma théorie. On remarquera que nos assertions s’appliquent aux phases essentielles d’une « transition sociale » et à ce qui caractérise un type de société, conformément aux données discutées dans les chapitres Ier et II. Mais nous devons rappeler que le langage de la lutte pour le pouvoir est métaphorique. Pas plus que ne le firent naguère les capitalistes, les « managers » ne se sont réunis pour décider explicitement et délibérément qu’ils allaient réclamer le pouvoir mondial. De même, la masse de ceux qui se sont battus ou qui vont effectivement se battre au cours de cette lutte ne se recrutera pas parmi les managers eux-mêmes ; la plupart des combattants seront des ouvriers et des jeunes gens qui s’imagineront sans doute lutter pour leurs propres buts. Ce ne sont pas non plus les managers eux-mêmes qui ont construit et propagé leurs idéologies ; cette besogne a été est est accomplie par des intellectuels, écrivains ou philosophes. La majorité de ces intellectuels ne se doutent pas que le résultat auquel aboutira leur travail sera de créer une nouvelle classe dirigeante. Comme par le passé, les intellectuels croient parler au nom de la vérité et pour le profit de toute l’humanité.

En bref, la question de savoir si les managers sont conscients, s’ils se proposent pour but la domination sociale et s’ils prennent des mesures délibérées pour l’atteindre, cette question, en dépit de ce que semble impliquer la formule de « la lutte pour le pouvoir », ne se pose pas réellement.

La théorie de la révolution managériale affirme simplement ce qui suit : la société moderne a été organisée au moyen de certaines institutions économiques, sociales et politiques, que nous appelons capitalistes, et elle a adopté certaines croyances ou idéologies. Dans le cadre de cette structure sociale, une classe déterminée, celle des bourgeois, occupe la position de la classe dirigeante, telle que nous l’avons définie. À l’heure présente, ces institutions et ces idées sont en train de subir une rapide transformation. À la fin de cette période de transformation, c’est-à-dire dans un avenir relativement proche, la société sera organisée au moyen d’une série d’institutions économiques, sociales et politiques toutes différentes, et elle professera des idéologies et des croyances toutes différentes. Au sein de la nouvelle structure sociale, un groupe social nouveau, celui des managers, sera la classe dirigeante.

En exprimant notre théorie de cette manière, nous évitons les ambiguïtés possibles suggérées par la métaphore trop pittoresque de « la lutte pour le pouvoir ». Néanmoins, tout comme lors de la révolution bourgeoise qui abolit la féodalité, les êtres humains qu’intéresse la transformation sociale et, en particulier, les futurs dirigeants, ne restent pas passifs. Leur rôle précis, celui des bourgeois, des prolétaires et des cultivateurs, est à étudier spécifiquement. Ce qu’ils désirent et ce qu’ils ont l’intention de faire ne correspond pas nécessairement avec les effets réels de ce qu’ils disent ou font ; bien que ce qui nous intéresse principalement soit ces effets réels – qui constitueront la transformation de la société en société managériale, – nous nous intéressons aussi à ce que disent et font ces divers groupes sociaux.

Ces observations sont indispensables si l’on veut éviter des malentendus. Les êtres humains, soit individuellement, soit en groupes, s’efforcent d’atteindre certains objectifs : nourriture, pouvoir, confort, paix, privilèges, sécurité, liberté et ainsi de suite. Ils prennent des mesures qui, à leur avis, les aideront à atteindre le but en question. Or l’expérience nous montre que non seulement les buts ne sont pas toujours atteints, mais que les démarches entreprises produisent souvent un résultat opposé au résultat qu’on en escomptait. Machiavel a signalé, dans son Histoire de Florence, que les pauvres, soumis à l’oppression, étaient toujours prêts à se battre pour la liberté, mais que le résultat de chaque révolte était simplement l’établissement d’une nouvelle tyrannie.

Nombre des premiers capitalistes se sont sincèrement battus pour obtenir la liberté de conscience ; le résultat de leurs combats a fréquemment été un absolutisme théologique dur et stérile s’accompagnant pour eux du pouvoir politique et de privilèges économiques.

Ainsi, aujourd’hui, nous voulons savoir ce que pensent et font diverses personnes et divers groupes ; leurs pensées et leurs actes produisent des effets sur les événements, mais il n’existe pas de correspondance nécessaire entre les pensées et les effets, et le problème qui nous occupe est de découvrir ce que seront ces effets par rapport à la structure sociale.

La théorie de la révolution managériale ne se contente pas de prédire ce qui va se passer dans un avenir hypothétique. Elle est, tout d’abord, une interprétation de ce qui s’est déjà passée et de ce qui est en train de se passer. Elle prédit que le mouvement qui a commencé et qui est déjà assez avancé continuera et s’achèvera. La révolution managériale n’est pas une chose que nos enfants doivent attendre ; nous pouvons la voir se faire sous nos yeux. De même que nous ne nous rendons compte de notre vieillissement que lorsque nous sommes déjà vieux, de même les contemporains d’un grand changement social s’aperçoivent rarement que la société est en train de changer avant que le changement soit déjà effectué. Les vieux mots et les vieilles convictions subsistent longtemps après que la réalité sociale qui les animait a cessé d’exister. Notre sagesse à l’égard des questions sociales n’est presque toujours que rétrospective. Cette constatation devrait être humiliante pour les hommes : si la justice est au delà de notre atteinte, nous aimerions du moins pouvoir prétendre à la connaissance.

IX-L’économie de la société managériale

Quoique nombre de gens partagent mon opinion selon laquelle la position de classe dirigeante des capitalistes ne tardera pas à s’effondrer, les marxistes de l’aile léniniste, actuellement représentée par les stalinistes et les trotskystes, la contredisent. Il en est de même, pour des motifs très différents, de beaucoup d’adeptes du New Deal, aux États-Unis et dans d’autres pays ; ceux-ci défendent, en effet, la mainmise de l’État ou son contrôle en disant que, loin de détruire le capitalisme, cette politique le conserve.

Analysons l’argument des léninistes.

L’État contemporain, disent-ils, est « l’exécutif de la bourgeoisie » ; l’agent politique qui protège le système capitaliste. En conséquence, lorsque cet État s’empare d’un secteur de l’économie ou en prend le contrôle, le système capitaliste se trouve fortifié, puisque c’est l’État capitaliste dont il s’agit.

Cet argument ne tient pas quand on se rappelle que le programme des léninistes, comme de tous les marxistes, comporte la mainmise par l’État sur l’économie tout entière.

Il est vrai que les léninistes entendent établir un nouvel État, un État qui ne sera pas « l’État capitaliste », mais « l’État des ouvriers » ; par suite, la prise de possession par l’État ne peut être réellement profitable aux masses et au socialisme que lorsque cet État sera un « État ouvrier ». Ils devraient donc attendre la constitution de cet État avant de préconiser la prise de possession et le contrôle étatiques. Cependant, ils n’en font rien ; ils demandent que le gouvernement actuel, le comité exécutif des capitalistes, devienne propriétaire et contrôleur des instruments de production. Ils préconisent ainsi une mesure qui, d’après leur théorie, aurait pour résultat de fortifier la domination capitaliste.

La pratique est, à ce sujet, une meilleure pierre de touche que la théorie, comme dans la plupart des cas ; elle démontre que l’extension de la propriété et le contrôle de l’État finit par affaiblir le capitalisme et par le supprimer. Les léninistes, adversaires du capitalisme, agissent toujours dans ce sens, même si l’interprétation stricte de leur théorie s’y oppose.

Quant aux capitalistes, ils sont à une écrasante majorité hostiles aux empiètements de l’État et emploient tous les moyens pour les éviter : la parole, la presse, les influences politiques, car ils savent qu’à la longue, sinon immédiatement, l’étatisme est anticapitaliste dans ses effets historiques.

Nous avons déjà discuté dans quel sens la théorie léniniste de l’État est exacte, celui qui permet de qualifier l’État, dans la société moderne capitaliste, d’État capitaliste, de dire que c’est l’État des capitalistes. Cela signifie que, la plupart du temps et dans les occasions les plus importantes, l’État, par l’intermédiaire des lois, des tribunaux, de la police, etc., soutient le cadre général des relations sociales et économiques capitalistes. Il n’en faut pas davantage pour assurer la conservation du capitalisme, puisque, ces relations étant données, le capitalisme continue et les capitalistes continuent d’être la classe dirigeante. Quand le gouvernement intervient pour obliger les gens d’exécuter des contrats ou de payer leurs dettes, quand il met fin à des grèves d’occupation qui portent atteinte au droit de contrôle capitaliste des instruments de production, il peut être, un peu métaphoriquement, considéré comme étant l’agent d’exécution des capitalistes. À cet égard, le gouvernement des États-Unis a été et est encore un « État capitaliste ».

Mais nous avons vu que lorsque l’État prend possession d’un secteur de l’économie ou s’en réserve le contrôle, ce secteur de l’économie échappe au système capitaliste ; il cesse d’être une institution destinée au profit, un organisme dont les bénéfices sont versés aux individus détenteurs de « droits de propriété » sur l’actif de ce secteur. Les produits de l’organisme d’État, denrées ou services, ne sont pas ou n’ont pas besoin d’être des « marchandises » dans l’acceptation capitaliste de ce terme, et leur distribution n’est pas réglée par les relations de propriété capitalistes.

Devant le fait accompli, les capitalistes essayent d’en tirer avantage ; par exemple si un office public se met à construire des écoles, des immeubles d’habitation, des routes, des ponts, les capitalistes tâcheront de fournir les matériaux nécessaires à la construction, des vêtements et des aliments des ouvriers qui y travaillent ; ils s’offriront aussi comme sous-traitants partout où le gouvernement n’est pas agencé pour effectuer lui-même certains travaux. Il peut fabriquer lui-même l’électricité, par exemple, et concéder à une entreprise privée la distribution du courant. Il arrive fréquemment que le secteur économique dont l’État s’empare ne puisse être exploité par des particuliers qu’à perte ; là encore, le capitalisme gagne à l’extension de l’étatisme.

De telles situations semblent justifier la théorie (non la pratique) des léninistes, mais, si au lieu de n’en considérer que les effets immédiats, nous en embrassons les conséquences historiques, il n’en va plus de même.

La domination de la classe capitaliste est basée sur son contrôle, sa possession de « l’entreprise privée ». Aussi longtemps que le gouvernement ne possède qu’une part minime ou nulle de l’économie, qu’il garde vis-à-vis des capitalistes une attitude tolérante ou qu’il défend activement les relations capitalistes, il assurera la continuation de la société capitaliste. Même s’il s’empare d’une fraction assez importante de l’économie, les capitalistes peuvent conserver leur pouvoir et le gouvernement peut encore agir en faveur de leurs intérêts. Ils ne bénéficieront pas directement des entreprises de l’État, mais elles peuvent indirectement leur procurer des profits.

L’extension de l’emprise de l’État se fait d’une façon continue et progressive, comme naguère, dans la société féodale, l’extension du capitalisme. Cependant, à certaines époques et dans certains pays, elle s’effectue très rapidement: en Russie en 1918 ; en Allemagne, depuis 1933, et partout, depuis la seconde guerre mondiale. Alors, les fondements de l’équilibre capitaliste sont ébranlés ; la proportion entre les entreprises publiques et les entreprises privées est modifiée.

Quand, finalement, la majeure partie des instruments de production passe sous le contrôle de l’État, la transition est accomplie ; l’ « État limité » du capitalisme est remplacé par l’État managérial « illimité ». La société capitaliste n’existe plus ou ne s’attarde qu’à titre temporaire ; la société managériale est établie.

La base de la structure économique de la société managériale est l’étatisation de la propriété et du contrôle des principaux instruments de production. Cette transformation, déjà très avancée dans le monde entier, s’opérera à un rythme de plus en plus rapide jusqu’à son achèvement. Cette perspective peut ne pas nous plaire, mais contester qu’elle soit probable revient à juger l’histoire selon nos désirs et non en fonction des faits qui constituent sous nos yeux d’abondants témoignages.

Quelle sera au juste l’économie nouvelle ? Quelles relations spécifiques caractériseront ce système ? Quel groupe humain y détiendra-t-il la position de classe dirigeante ?

Il serait absurde de prétendre répondre à ces questions dans le menu détail ; la science de l’histoire n’offre pas la précision de la physique. Toutefois, il est possible d’y répondre, dans les grandes lignes, avec une netteté suffisante, sans faire appel à l’imagination. Nous disposons déjà, pour servir de base à nos réponses, de tout ce qui s’est passé pendant la période de transition ; l’expérience seule permet de prévoir l’avenir.

D’autres auteurs ont souvent appelé « capitalisme d’État » ou « socialisme d’État » une économie où l’État est propriétaire des principaux instruments de production. Je désire à tout prix éviter les querelles de mots, et, bien que je préfère les expressions « économie managériale » et « société managériale », je suis disposé à y substituer les termes qu’on voudra, à condition que nous soyons d’accord à démontrer combien les formules « capitalisme d’État » et « socialisme d’État » sont trompeuses et combien il est, au fond ironique, de s’en servir.

Si par « économie capitaliste » nous entendons la structure économique qui a prévalu depuis la fin de l’économie féodale jusqu’à ces dernières années, il n’y a pas d’analogie qui justifie d’appeler l’économie où l’État est propriétaire capitalisme d’État. Je pense que, sans discussion, tous les capitalistes seront de cet avis.

En dehors de l’absence des autres traits distinctifs de l’économie capitaliste analysés au chapitre II, on ne peut qualifier l’économie où l’État est propriétaire de « capitaliste », parce qu’elle ne comporte pas de capitalistes individuels. Comment pourrait-il y en avoir, du moment que l’État détient les droits de propriété sur les instruments de production, que c’est lui qui les contrôle et qui paye les ouvriers et employés ? Même s’il possède de l’argent, un particulier ne peut, dans ces conditions, l’utiliser à monter une entreprise et à en tirer des bénéfices.

En pareil cas, le terme « capitalisme d’État » résulte d’une erreur que nous avons étudiée plus haut. Quand l’État ne possède qu’une partie, une partie minime de l’économie et que le reste en appartient à des capitalistes privés, on peut correctement parler d’un « capitalisme d’État » en faisant allusion à cette partie de l’économie absorbée par l’État, et ceci, aussi longtemps que l’entreprise privée demeure la plus importante et que celles de l’État profitent aux capitalistes. Lorsque les rapports sont renversés, que la partie de l’économie contrôlée par des particulières devient négligeable où qu’elle disparaît, le capitalisme n’existe plus. Il n’est nullement paradoxal d’affirmer que dix fois 10 p. 100 de capitalisme d’État, loin d’égaler 100 p. 100 de capitalisme, égale 0 p. 100 de capitalisme. Le multiplicateur est l’État et non le capitalisme. Un calcul bien plus complexe démontrerait que, tout comme 10 p. 100 de capitalisme d’État n’égalent que 90 p. 100 d’économie capitaliste, 100 p. 100 (ou même 80 p. 100 ou 70 p. 100) d’économie d’État élimineraient complètement le capitalisme.

Il est tout aussi trompeur de parler d’un « socialisme d’État ». Conformément à un usage traditionnel et historique, socialisme signifie, du point de vue de la structure économique, une société sans classes économiques, c’est-à-dire une société où aucun individu et aucun groupe ne détiennent, à un degré spécial, le droit de propriété et le contrôle des instruments de production, et ne jouissent d’un traitement préférentiel dans la distribution de leurs produits. Une économie où l’État serait propriétaire pourrait ne pas comprendre de classes ; la logique ne s’y oppose pas. Mais il n’existe aucune raison de croire que la forme particulière d’étatisation économique actuellement en voie d’établissement sera dépourvue de classes économiques.

Pour qu’une économie étatisée ne comporte pas de classes, l’organisation devrait être la suivante : l’État serait propriétaire des instruments de production. Mais le contrôle de l’État et, par suite, celui de ce que l’État contrôle, devrait être exercé par tous les citoyens. Aucun groupe, aucune classe ne devrait être investi, par rapport au reste de la population, d’avantages spéciaux en ce qui concerne le contrôle de l’État. Et il faudrait qu’il en fût ainsi dans le monde entier ; les indigènes de la Chine, de l’Inde, de l’Afrique, du Brésil central devraient pouvoir contrôler les institutions de l’État dans la même mesure que les habitants des centres métropolitains industrialisés. Toute exception à cette égalité générale constituerait, pour le ou les groupes plus favorisés, un privilège qui en ferait une classe dirigeante.

Une telle situation présupposerait, pour tous les habitants du globe, une surabondance de biens matériels et culturels qu’on ne peut raisonnablement espérer avant un temps infini, surtout si l’on songe que, plus les richesses augmentent, plus la population s’accroît et plus de besoins se manifestent, les besoins étant illimités ; il faudrait, en outre, un esprit de coopération et d’abnégation tel qu’aucun groupe humain n’en a jamais fait preuve au cours de l’histoire, et un degré d’intelligence, de connaissance scientifiques égal chez tous, qui ne se réalisera jamais qu’en rêve.

Mais il n’est pas nécessaire de faire valoir ces raisons. Des expériences d’étatisation économique plus ou moins avancée s’offrent à notre examen et nous disposons, en outre, pour appuyer notre opinion, des conclusions qu’imposent les tendances économiques générales. Elles nous montrent que, bien qu’une économie étatisée puisse être sans classes, celle qui est en train de se développer n’est et ne sera pas sans classes. Il n’y aura pas de classe capitaliste dirigeante – ce ne serait pas possible – mais il y aura une classe dirigeante. Les privilégiés ne seront pas de bourgeois, mais il y aura des gens jouissant de privilèges et d’autres qui n’en auront pas.

Il est néanmoins possible que la nouvelle forme d’économie soit appelée « socialiste ». Dans les pays qui se sont le plus rapprochés de cette économie nouvelle, la Russie et l’Allemagne, on se sert des termes « socialisme » ou « national-socialisme ». Cette terminologie n’a pas été choisie pour obéir à un désir de clarté scientifique ; bien au contraire. Le mot « socialisme » est employé pour faire naître dans la masse les émotions favorables qui se rattachent à l’idéal socialiste, celui d’une société libre, sans classes et internationale, et afin de cacher au peuple que l’économie managériale est, en fait, la base d’une nouvelle classe sociale. Si les nouveaux dirigeants continuent à faire le même usage de ces termes, un livre comme celui-çi n’y changera rien. L’esprit scientifique exige néanmoins de distinguer clairement l’économie nouvelle (quelque nom qu’on lui donne) de l’économie qui projette le socialisme traditionnel.

La structure économique étatique ne contient pas de facteur susceptible d’éliminer nécessairement la domination d’une classe. Au contraire, l’expérience historique nous apprend qu’une économie étatiste peut (mais pas obligatoirement) fournir la base d’une domination et d’une exploitation par une classe dirigeante, plus parfaites et plus absolues qu’aucune suprématie connue jusqu’ici. Ceux qui contrôlent l’État, ceux dont les intérêts sont les premiers à être servis par l’État, constituent la classe dirigeante dans l’économie d’État. Par l’État, ils contrôleront l’accès aux instruments de production ; par l’État, ils contrôleront la distribution des produits de ces instruments, de façon à s’en attribuer à eux-mêmes une part privilégiée.

Les événements des vingt dernières années désignent ceux que j’ai appelés les « managers » comme devant former cette classe dirigeante ou, du moins, y occuper une place prépondérante.

L’économie managériale sera ainsi une économie exploitante. Arrêtons-nous ici afin de définir ce mot. On emploie souvent le terme « exploiter » dans un sens moral ou psychologique plutôt que dans un sens neutre, historique et économique. Par exemple, on dit d’un « mauvais » patron qui paye ses ouvriers des salaires de famine, qu’il les « exploite ». Ce n’est pas dans ce sens que nous faisons ici usage de ce mot. Une économie « exploitante » signifie simplement une économie comportant un groupe privilégié dans la distribution des produits. L’ « exploitation » est le procédé, quel qu’il soit, au moyen duquel cette distribution inégale est opérée, indépendamment de tout jugement moral ou des mobiles psychologiques des individus en question. D’après cette définition, toutes les économies subdivisées en classes sont « exploitantes » : la société féodale et la société capitaliste sont exploitantes et la société managériale le sera.

Le procédé qui y permettra l’exploitation ne sera pas le même que dans la société capitaliste. Aucun individu ne pourra s’y procurer des profits en utilisant l’argent comme capital dans une entreprise économique. Le « capital », pour autant que ce terme pourra y être employé dans son sens propre, y sera fourni entièrement ou presque par l’État. Le contrôle des instruments de production y sera exercé par les managers, grâce à leur contrôle de fait des institutions de l’État et directement, de par les positions-clés qu’ils occuperont dans l’État « illimité » qui, dans la société managériale, englobera les organismes politiques et toute l’économie. Leur traitement préférentiel dans la distribution leur sera alloué en vertu de la structure politico-économique de l’État et non en vertu de droits de propriété du type capitaliste ou du type féodal. L’expérience de la Russie et de l’Allemagne prouve que ce traitement préférentiel n’affectera pas nécessairement une forme exclusivement monétaire : le traitement en argent des managers peut être bas, mais assorti de privilèges sous forme de voitures, de maisons, de nourriture, de vêtements, etc., accordés directement par des « services d’État ». Ce qui compte, c’est le fait d’une distribution préférentielle et non sa forme ni les moyens par lesquels on l’effectue.

Dans l’économie capitaliste, la distribution préférentielle a lieu parce que les propriétaires des instruments de production retiennent des droits sur les produits de ces instruments. Du moment que ces produits peuvent être vendus sur le marché à un prix plus élevé que celui de la main-d'oeuvre, ce prix de vente procure une somme destinée à couvrir un grand nombre d’autres frais : achat des matières premières, amortissement des machines, loyer, intérêts bancaires, dividendes, bonis, jetons de présence des administrateurs ; les capitalistes s’arrangent pour que le décompte en soit assez obscur, ce qui leur permet de s’attribuer une parte préférentielle.

Dans une économie entièrement étatisée, cette distribution inégale ne pourrait s’opérer de la même manière, mais il ne serait pas difficile d’imaginer une autre méthode d’exploitation. Dans son remarquable ouvrage sur la Russie : Le R6ve écroulé, Freda Utley a décrit quelques-uns des procédés employés à cet effet dans ce pays. L’un d’eux est, en réalité, un gigantesque impôt sur la nourriture. L’État achète aux paysans, à des prix fixes, les aliments qui doivent être vendus au reste de la population à des prix également fixés par l’État et par ses soins. L’écart entre ces prix peut être aussi considérable que les moyens des consommateurs le permettent. D’autre part, l’État possède le monopole de la production non agricole et il peut vendre ces objets fabriqués aussi cher qu’il lui plaît. Il dispose, de cette façon, de fonds énormes dont une partie est consacrée aux services sociaux, aux travaux publics dont il a la charge. Mais il lui est loisible d’en affecter une part à augmenter les revenus de ses fonctionnaires, de ceux qui le contrôlent et qui constituent la nouvelle classe dirigeante. Cette méthode d’exploitation, pratiquée en Russie, est si simple, relativement si facile à appliquer, qu’on peut s’attendre à ce qu’elle soit généralisée dans la société managériale. On peut, cependant, élaborer d’autres méthodes également efficaces. L’exemple de l’Allemagne et celui du New Deal prouvent que des taxations plus orthodoxes sont capables, dûment dirigées, de faire affluer le revenu vers de nouveaux canaux, en violation des « lois » capitalistes sur les profits et les salaires, même lorsque les relations capitalistes demeurent nominalement intactes.

L’économie managériale pourrait être qualifiée d’ « exploitation corporative » par opposition à l’ « exploitation privée » du système capitaliste. C’est en vertu de ses fonctions que le groupe de managers exploite le reste de la société. D’autres civilisations offrent des situations analogues, par exemple celles où les prêtres formaient la classe dirigeante ; ce n’était pas en qualité d’individus qu’ils jouissaient de privilèges spéciaux, c’était leur corporation qui les détenait. Dans une certaine mesure, l’Église médiévale occupait dans la société une position analogue. De nos jours, le collège des cardinaux de l’Église catholique présente, bien que plus étroitement limitée, une analogie de même nature : le groupe des cardinaux possède le droit d’élire les papes, mais individuellement chaque cardinal n’en dispose pas. Cependant, les cardinaux peuvent exercer un contrôle sur les nouveaux membres de leur collège, ce qui assure à ce corps sa continuité humaine.

De même, les managers, tout en n’exploitant le reste de la société qu’en qualité de membres d’une corporation et non en tant qu’individus, pourront, grâce au pouvoir que leur confère leur fonction, contrôler le recrutement de leur corps ; la classe dirigeante des managers s’assurera ainsi, de génération en génération, une certaine continuité.

Une structure économique basée sur la possession par l’État des principaux instruments de production fournit le cadre de la domination sociale des managers. À noter que cette structure est la seule au moyen de laquelle la domination des managers puisse être consolidée. Dans la société capitaliste, leur pouvoir est limité par l’ingérence des capitalistes et du fait des relations économiques du capitalisme. Le manager n’y est jamais en sécurité ; il peut être congédié par les détenteurs des droits de propriété ; ses plans doivent tenir compte du besoin de profits du capitalisme ; l’organisation technique de la fabrication doit toujours être subordonnée à ce but : le profit ; et le manager sait que celui-ci est destiné principalement aux propriétaires de l’entreprise. Nous avons vu que les managers ne pouvaient résoudre le problème en devenant eux-mêmes capitalistes. Aucun autre type de propriété individuelle n’est susceptible d’offrir une solution satisfaisante. Seule la fusion de l’économie avec l’État, le contrôle absolu de l’économie par l’État permettront, après l’écroulement définitif du capitalisme, le fonctionnement de l’économie, d’une part, et, de l’autre, l’établissement des managers dans la position de classe dirigeante.

Des millions de personnes préconisent aujourd’hui dans le monde la prise de possession par l’État des instruments de production. Les unes la souhaitent parce qu’elles croient que cette mesure apportera la liberté et une société sans classes ; les autres parce qu’elles pensent qu’il en découlera le bien-être matériel de toute l’humanité ; d’autres, pour des raisons morales plus abstraites. L’attitude et les actes de ces personnes constituent l’une des forces sociales qui tendent à réaliser cette étatisation. Mais le résultat de celle-ci ne dépend nullement des raisons pour lesquelles ces personnes la désirent. Car, étant données les circonstances, ce résultat ne sera pas la liberté et l’absence de classes, ni même le bien-être matériel universel, mais une nouvelle forme d’exploitation de la société par une classe : la société managériale.

D’autre part, un grand nombre, peut-être la plupart des managers, ne souhaitent pas consciemment l’étatisation de l’industrie, bien que les premiers bénéficiaires doivent en être, sinon les individus qui sont actuellement managers, mais ceux qui le seront demain. On constate là une de ces ironies si fréquentes dans l’histoire.

Au XVIe siècle, nombre de gens souhaitaient la disparition des seigneurs féodaux et de leurs exactions. Les uns, parce qu’ils aspiraient à la liberté ; d’autres, parce qu’ils voulaient une vie matérielle plus agréable ; d’autres enfin, pour des motifs religieux, par haine de l’Église catholique. D’un autre côté, beaucoup de capitalistes de cette époque en tenaient pour le maintien de l’ordre existant, leur plus haute ambition étant souvent de devenir eux-mêmes des seigneurs. Ils craignaient que des États forts, nationaux, ne fussent un obstacle au développement des villes indépendantes qui leur servaient de base économique. La majorité des grands financiers et des grands marchands du Sud de l’Allemagne étaient, au XVIe siècle, de bons catholiques ; ils soutenaient, au cours des guerres de religion, le parti de l’empereur catholique et celui de Rome. Néanmoins, le résultat de ces guerres, en dépit de leurs motifs, était de profiter surtout aux capitalistes, sinon les capitalistes individuels qui y avaient pris part, du moins à d’autres capitalistes.

De même, la suppression des capitalistes et la prise de possession par l’État des instruments de production, quels que soient les mobiles qui les aient provoquées, profiteront principalement aux managers et à la consolidation d’une société où ils constitueront la classe dirigeante.

Quoiqu’il soit impossible de décrire d’avance en détail l’économie managériale, nous avons vu qu’elle avait pour fondement la possession et le contrôle des instruments de production par l’État, celui-ci étant, à son tour, contrôlé par les managers, dont l’intérêts occupent, de ce fait, une situation privilégiée.

Du fait de cette structure économique, l’industrie n’a plus besoin de fonctionner en vue du profit. À la lumière de l’histoire récente de la Russie et de l’Allemagne, il apparaît évident que rien, dans la nature des usines, des mines, des chemins de fer, des avions, de la radio, ne les oblige à subordonner leur activité au profit monétaire. Cette dépendance n’existe que par la suite des relations économiques capitalistes ; lorsqu’elles disparaissent, la nécessité du profit disparaît en même temps. À l’aide d’une direction d’État centralisée, d’une monnaie dirigée, du monopole du commerce avec l’étranger, du travail obligatoire, de la fixation des prix et des salaires indépendamment de la libre concurrence, l’économie peut avoir d’autres buts que le profit.

Dans l’économie managériale, le rôle de l’argent sera considérablement réduit par rapport à sa place prépondérante dans le système capitaliste. D’abord, l’argent n’y sera plus employé au titre de capital individuel, et, même dans les transactions d’échange, son usage sera limité. Nous ne pouvons préciser ces limites d’avance, mais nous en connaissons déjà quelques-unes.

La Russie et l’Allemagne nous ont montré comment le commerce avec l’étranger peut être transformé en une nouvelle espèce de « troc ». Bien des économistes affirment que ce procédé est plus incommode et moins efficient que les méthodes capitalistes traditionnelles qui dominent le côté monétaire de l’échange, le commerce relativement libre des monnaies et le secours de l’or pour le règlement des comptes. Ces objections ne sont valables que du point de vue capitaliste ; les mêmes économistes qui les présentent les réfutent lorsqu’ils démontrent que la méthode du troc contrôlé ne peut être concurrencée que par ceux qui l’adoptent ; si cette méthode était véritablement inférieure, elle ne soulèverait aucun problème de concurrence. Les États-Unis, par exemple, ne seraient que trop contents de la voir adoptée par d’autres pays, parce que son infériorité garantirait aux États-Unis, fidèles aux anciens usages, une supériorité facile sur le marché international. Comme chacun le sait, c’est précisé1ment le contraire qui se produit.

L’importance de l’argent déclinera même en ce qui concerne les transactions intérieures puisque les denrées et les services seront fournis par l’État sans que les consommateurs aient à payer directement en argent à chaque occasion. Il en est ainsi depuis assez longtemps quant aux routes, aux ponts, aux services sanitaires publics, aux parcs, aux secours d’ordre scientifique, etc. La Russie et l’Allemagne apportent la preuve que, dans l’économie managériale, ces services publics peuvent être considérablement étendus ; un nombre sans cesse croissant de denrées et de services y seront fournis sans paiement direct en argent, c’est-à-dire qu’un pourcentage croissant du revenu véritable ne prendra pas la forme monétaire. Théoriquement, cette extension semblerait illimitée ; en pratique, toutefois, la commodité de la monnaie, surtout la commodité qu’elle offre pour différencier les revenus, paraît devoir assurer sa survivance. Mais l’expérience nous a déjà enseigné que la monnaie s’écartera de plus en plus de sa base métallique et qu’elle s’en détachera sans doute complètement. La réserve d’or de Fort Knox pourrait bien être convertie en un mouvement historique que la postérité contemplerait comme les pyramides d’Égypte.

Leurs rapports avec la monnaie font comprendre que, dans l’économie managériale, les denrées et les services ne seront pas, au même degré que sur le marché capitaliste, des marchandises ; ce ne seront plus des représentations de tant en tant d’unités de la valeur d’échange, ce seront des entités spécifiques destinées à satisfaire certains besoins et non d’autres, indépendantes ou partiellement indépendantes de leur valeur d’échange.

En même temps que la bourgeoisie sera éliminée de l’économie managériale, la position des travailleurs libres (prolétaires) y subira de grandes modifications. Sous le régime capitaliste, la « liberté » des prolétaires est une curieuse espèce de liberté. Elle implique d’abord qu’ils sont sans aucun droit de propriété sur les instruments de production. A cet égard, rien ne sera changé pour eux : le contrôle effectif des instruments de production ne sera exercé par les ouvriers, mais par les managers au nom de l’État. Mais dans l’économie capitaliste, la liberté des prolétaires signifie aussi, dans une mesure limitée, qu’ils sont libres de vendre ou de ne pas vendre leur travail (bien que ne pas le vendre les réduise à mourir de faim), de le vendre à tel employeur plutôt qu’à tel de ses concurrents, et d’en marchander le prix.

Rien de semblable n’existera dans l’économie managériale, puisque l’État sera l’unique patron ; la distribution des emplois et leur rémunération n’y seront pas laissées au hasard des marchandages.

Nous n’apercevons aucune raison de croire que l’économie managériale subira des crises semblables à celles de l’économie capitaliste, puisque les facteurs de ces crises se rattachent tous aux exigences du profit qui sera supprimé. Il est probable, néanmoins, que l’économie managériale connaîtra des crises d’un genre particulier ; elles pourront être de caractère technique et politique ; elles pourront résulter de l’impuissance de l’administration bureaucratisée devant les problèmes des changements soudains provoqués par le passage de la guerre à la paix ou par de brusques modifications de la technique ; ou encore, ces crises pourraient provenir de mouvements de mécontentement ou de révolte massifs qui, l’État et l’économie ne faisant qu’un, affecteraient automatiquement une forme à la fois politique et économique.

Dans l’économie managériale, la réglementation de la production ne sera pas fonction « automatique » du marché ; elle sera l’oeuvre consciente et délibérée de certains groupes d’hommes ; ils élaboreront un « plan » pour l’ensemble de la production, chose impossible dans l’économie centralisée de l’entreprise privée.

Si nous comparons ces traits de l’économie managériale à ceux qu’au chapitre II nous avons signalés comme les plus caractéristiques du système capitaliste, nous voyons aussitôt que ces derniers ne figurent dans l’économie managériale que sous une forme profondément altérée ou n’y figurent pas du tout. Ce fait nous porte à rejeter d’autant plus résolument l’expression : « capitalisme d’État ».

L’économie managériale ne serait pas destinée à remplacer le capitalisme si elle n’était capable, du moins dans une certaine mesure, de résoudre les difficultés avec lesquelles il se trouve aux prises (voir chap. III) et qui rendent sa continuation impossible.

Nous n’avons pas besoin d’attendre l’avenir pour savoir que l’économie managériale supprimera le chômage massif ou le réduira à un minimum insignifiant. La preuve nous en a été donnée en Russie et en Allemagne à l’heure même où l’Angleterre, la France et les États-Unis s’avéreraient impuissants à se débarrasser de ce fléau au moyen de méthodes capitalistes. La question n’est pas d’approuver ou de réprouver la manière dont le chômage a été ou sera supprimé. Nous pouvons, par exemple, penser que le chômage est préférable aux bataillons de travailleurs militarisés. N’empêche que le chômage massif est la pire des calamités qu’une économie puisse avoir à affronter, une calamité suffisante pour amener l’écroulement de n’importe quel système économique. La Russie, l’Allemagne et l’Italie ne sont pas seules à avoir recouru aux méthodes non capitalistes pour lutter contre cette plaie : aux États-Unis, le C.C.C. a été inspiré par les méthodes managériales dont les travaux publics « de secours » sont une variante inavouée. Si de tels moyens n’avaient pas été employés en Amérique, le chômage y aurait atteint des proportions qui eussent renversé toute la structure économique de la nation.

L’économie managériale, avec ses plans à longue échéance, permet à la courbe de la production de remonter après le déclin qu’elle enregistre sous le régime du capitalisme agonisant. Pendant les dix dernières années, sauf de petits pays soumis à des influences spéciales et dénués d’importance mondiale, la prospérité économique a été étroitement liée à la transformation de leurs méthodes économiques dans le sens managérial : la Russie et l’Allemagne se placent en tête de la liste; les États-Unis et la France à la fin. Ici encore, ce qui nous intéresse n’est pas la nature des denrées produites, mais le volume de la production par rapport à la population et à sa capacité potentielle. Nous pouvons être d’avis que certaines denrées ne valent pas la peine d’être produites (des bombardiers et des tanks, par exemple), qu’elles sont mauvaises, que l’intensification de leur fabrication ne constitue pas un « progrès » ; cependant, la capacité, pour un système économique, de produire relativement plus qu’un autre est une indication décisive de sa valeur économique intrinsèque. Il faut être naïf pour croire que la structure et les institutions qui permettent de fabriquer davantage d’armements ne permettent pas aussi de fabriquer un plus grand volume d’autres objets. S’il était vrai, comme tant de gens le disent, que l’économie nazie est exclusivement une économie de guerre, personne, aux États-Unis, ne s’inquiéterait, comme s’inquiètent tous les économistes sérieux, de la concurrence économique nazie d’après la guerre.

De même, l’économie managériale est mieux placée que l’économie capitaliste pour l’utilisation des inventions et des techniques nouvelles. Elle n’a pas à redouter ces effondrements du marché capitaliste causés par l’introduction trop soudaine de méthodes nouvelles, puisqu’elle ne vise pas au profit. C’est ainsi que l’Allemagne nazie a pu compenser, grâce à des « ersatz » nouvellement inventés, son infériorité en ressources naturelles par rapport à la France et à l’Angleterre, et qu’elle a pu construire en plus grand nombre de meilleures machines de combat.

Nous avons vu que l’économie capitaliste n’est plus capable d’employer dans des entreprises privées les capitaux dont elle dispose. Ces fonds oisifs ne seront pas un problème pour l’économie managériale : ou bien elle les confisquera, soit immédiatement, soit graduellement ; ou bien elle leur assignera, pendant une période de transition, un usage obligatoire, pour ses propres fins.

L’économie managériale pourra exploiter et développer les peuples et les régions arriérés comme il n’est pas possible au capitalisme de le faire avec profit. Les méthodes managériales, économiquement et politiquement libérées des exigences capitalistes, ouvrent pour l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine, une ère d’exploitation nouvelle.

Enfin, comme je l’ai déjà dit, l’économie managériale, en vertu de son contrôle centralisé de l’ensemble de l’économie, est en mesure de dresser des plans de « cinq ans », de « quatre ans », de « dix ans », conception diamétralement opposée aux idéologies individualistes du capitalisme qui ne peut envisager de semblables prévisions que d’une façon purement nominale.

VII-Qui sont les managers ?

IL nous faut, à présent, éclaircir une question à laquelle nous avons, jusqu'ici, différé de répondre. Qui sont ces « managers », cette classe en train de devenir la classe dirigeante de la société ? La réponse qui nous intéresse ne sera pas donnée par rapport à des individus ; nous ne tenons pas à savoir que M. X..., Mlle Y... sont des managers. La réponse dont nous avons besoin concerne la fonction ; en vertu de quelle fonction désignerons-nous tel ou tel individu comme étant un « manager » ? Quel qu'il soit, maintenant ou dans l'avenir, comment déciderons-nous s'il est ou non un « manager » ? Les fonctions ayant pour nous une importance primordiale sont naturellement celles qui se rattachent aux instruments de production principaux, puisque c'est la relation avec ces instruments qui détermine la domination sociale, le pouvoir et le privilège dans la société.

La première partie de la réponse peut sembler n'être qu'une jonglerie de mots, dénuée de toute valeur : les managers sont simplement les gens qui, en fait, dirigent, de nos jours, les instruments de production. En disant cela, nous n'avançons guère dans notre compréhension. Il nous faut donc nous enquérir plus soigneusement des personnes qui assurent cette direction ; cette enquête nous obligera à analyser les idées confusément assemblées dans le concept de la « direction ».

Il pourrait paraître évident que, dans une société capitaliste, ce soient les capitalistes qui, au moins pour ce qui est décisif, se chargent eux-mêmes de la direction. S'ils ne dirigeaient pas les instruments de production, comment pourraient-ils conserver leur position de classe dirigeante qui dépend du contrôle des instruments de production ? Il est évident qu'ils ne le pourraient pas.

C'est le fait que, depuis plusieurs dizaines d'années, la direction effective des instruments de production a, d'une façon sans cesse croissante, échappé aux mains des capitalistes qui prouve si nettement que la société s'éloigne du capitalisme et que les capitalistes perdent leur situation de classe dirigeante. Dans des secteurs de plus en plus étendus de l'économie mondiale, les véritables managers ne sont pas les capitalistes ; leurs prérogatives managériales sont progressivement entamées. Quand il ne leur en restera plus rien, ils ne posséderont plus le contrôle de l'économie ; ils disparaîtront en tant que classe dirigeante.

Quelques distinctions s'imposent : chacun sait que les branches les plus importantes de l'industrie moderne sont d'une organisation technique extrêmement complexe. Les outils, les machines, les procédés qu'elles utilisent sont le résultat d'opérations scientifiques et techniques très difficiles. Le travail est infiniment et minutieusement divisé et le produit fini n'est obtenu qu'au moyen de la coordination d'un nombre considérable de tâches séparées, accomplies non seulement dans l'usine, mais dans des mines, des fermes, des chemins de fer, des navires et chez des fabricants affiliés.

Si nous continuons à ne considérer que le côté technique de la fabrication, nous pourrons noter que, comparées à l'industrie de la période antérieure à la production massive moderne, les tâches individuelles, à l'exception d'un pourcentage relativement faible d'entre elles, exigent moins d'entraînement et d'habileté de la part de l'ouvrier. Il y a cent ans, il fallait un grand nombre d'années et une aptitude naturelle très marquée pour former un mécanicien, un ouvrier qualifié du genre de ceux qui, à cette époque, fabriquaient des moteurs, des voitures, des outils ou des machines. Aujourd'hui, il suffit de quelques semaines pour former un ouvrier capable de tenir sa place dans une chaîne de production ou d'assemblage. Même les soi-disant ouvriers spécialisés d'à présent n'ont pas besoin de plus de quelques mois de formation. Mais, en même temps, une faible proportion de tâches exigent aujourd'hui une longue formation et une grande habileté. On peut dire qu'aujourd'hui, aussi bien du point de vue de la nature de la fonction qu'en ce qui concerne la formation et l'habileté, la différence entre l'ouvrier moyen et les techniciens responsables de la production est bien plus grande qu'elle ne l'était autrefois.

Parmi les tâches qui nécessitent à présent une longue format ion et une grande habileté, on peut en distinguer trois.

L'industrie du bâtiment, qui n'a pas encore été organisée selon des méthodes modernes, exige des ouvriers très entraînés et très adroits. Mais il n'y a pas de raisons techniques empêchant que cette industrie soit modernisée ; lorsqu'elle l'aura été, le nombre des ouvriers spécialisés diminuera sensiblement dans le bâtiment.

Un autre genre de travail exige des connaissances approfondies en sciences physiques et dans l'art de l'ingénieur. Ces tâches sont devenues beaucoup plus nombreuses au cours des trente dernières années. Il y a un siècle, l'industrie n'employait presque pas de chimistes, de physiciens, de biochimistes et peu d'ingénieurs travaillant directement à la fabrication. Les techniques relativement primitives d'alors n'exigeaient pas un tel personnel ; aujourd'hui, peu d'industries pourraient se passer de leurs services constants. Le troisième type de tâche exigeant des connaissances spéciales très poussées est la direction technique et la coordination de la production. Pour arriver à sortir une automobile, il faut que tout le labeur des ouvriers ordinaires et qualifiés, celui des dessinateurs, des mécaniciens, des ingénieurs, que les différents matériaux, machines, etc., soient en nombre voulu, à un moment déterminé, à une place donnée. Cette coordination demande à la fois des connaissances en sciences physiques, psychologiques et sociales, les êtres humains étant des instruments de production aussi importants que les machines, et qu'il faut savoir manier. C'est une erreur (commise par Veblen, entre autres) de confondre cette fonction managériale et coordonnante avec celle des ingénieurs que j'ai rangés dans la seconde catégorie. Ceux que j'y ai fait entrer ne sont, après tout, que des ouvriers extrêmement instruits, hautement qualifiés, ne différant pas de l'ouvrier auquel son habileté permet de fabriquer un instrument de précision ou de faire fonctionner un tour avec ingéniosité. Leurs fonctions ne comportent ni de guider, ni d'administrer, ni de diriger, ni d'organiser le travail de la production, tâches distinctives de la troisième catégorie. Pour ces tâches-là, l'art de l'ingénieur et les connaissances scientifiques peuvent constituer des titres, bien qu'il n'en soit pas toujours ainsi, mais la fonction elle-même n'est pas celle d'un ingénieur ou d'un scientifique.

C'est ce troisième type de fonction que je qualifie de « managériale » au sens le plus complet et le plus clair ; les hommes qui la remplissent sont des « managers ». On leur donne les noms les plus divers : managers de la production, surintendants, ingénieurs administratifs, surveillants techniques, etc., ou bien, lorsqu'ils sont employés dans des entreprises gouvernementales : administrateurs, commissaires, chefs de bureau, etc.

En bref, j'entends par « managers » les hommes qui, dans la société contemporaine, dirigent véritablement, du point de vue technique, le travail de la production, peu importe la forme juridique ou financière de l'affaire, qu'elle soit individuelle, en société ou gouvernementale.

Il existe, évidemment, des managers de grades divers-Entre les principaux managers des fabrications d'une firme comme la General Motors, ou une entreprise d'État comme T.V.A., s'échelonnent des douzaines, des centaines, toute une hiérarchie de managers inférieurs. La classe des managers les comprend tous, grands et petits.

Mais, objectera-t-on, les managers ne sont pas une nouveauté; l'industrie en a toujours eu. Pourquoi prennent-ils soudain une importance particulière ? Examinons cette question.

D'abord, l'industrie n'a pas toujours eu besoin de managers, du moins pas au sens que nous donnons actuellement à ce terme. A l'époque féodale, le serf individuel et sa famille cultivaient le lopin de terre auquel ils étaient attachés ; l'artisan individuel fabriquait, avec ses propres outils, son produit fini. Aucun manager n'intervenait pour régler et organiser la production. On ne voyait de managers que dans le secteur négligeable de l'économie où existaient des entreprises de plus grande envergure.

Même au début de l'ère capitaliste, la fonction de manager technique n'était pas indispensable. Les procédés de production étaient si simples, la division du travail si peu développée au regard de ce qu'elle est à présent, qu'il ne fallait pour ainsi dire ni connaissances ni entraînement spéciaux pour diriger une entreprise.

Il est également important pour notre objet de déterminer qui dirige, quelles sont les prérogatives attachées à la direction, et comment les fonctions de manager sont liées à d'autres fonctions économiques et sociales.

A l'aube du capitalisme, le capitaliste type, l'idéal des idéologistes avant et après Adam Smith, était lui-même manager, pour autant que ses fonctions managériales ne pussent être entièrement remplies par quelque ouvrier qualifié de confiance. Propriétaire de tout ou partie de l'usine, de la mine, du magasin ou du vapeur, il dirigeait activement son entreprise avec l'idée de la laisser à ses héritiers et de leur en confier la direction quand l'âge l'obligerait à la retraite.

L'on sait que le développement des compagnies par actions et la technique moderne ont virtuellement fait disparaître ce genre d'entreprise des secteurs les plus importants de l'économie ; à quelques exceptions près, elles se rangent parmi les « petites affaires » sans influence historique aucune.

Ces changements ont fait que les managers sont de plus en plus rarement, soit légalement, soit individuellement, soit historiquement, les mêmes hommes que les capitalistes. En même temps que les fonctions managériales deviennent plus distinctes, plus complexes, plus spécialisées et plus indispensables à l'ensemble de la production, tendant à former de ceux qui les remplissent un groupe particulier de la société, ceux qui les exerçaient autrefois, les bourgeois, les capitalistes, renoncent de plus en plus fréquemment à s'en charger, de sorte que la fonction elle-même n'est pas seule à se modifier ; concurremment, les personnes qui la remplissent changent aussi.

* * *

Prenons un exemple hypothétique et très simplifié, afin de préciser davantage ce que signifie la « direction », et de séparer ce qu'elle représente d'autres idées qu'on y adjoint souvent. Supposons une compagnie fabriquant des automobiles ; quatre groupes distincts d'individus sont en rapport avec elle :

i. Certains individus — les managers de la production,, les chefs d'atelier et leurs collaborateurs — sont chargés de la partie technique de la production. Il leur incombe d'organiser les matériaux, les outils, les machines, les bâtiments de l'usine, l'équipement, le travail, de façon à sortir les automobiles. Ce sont eux que j'appelle les « managers ». Les uns ne dirigent qu'une seule petite usine, une seule mine ou une partie seulement d'une usine ; d'autres peuvent diriger un grand nombre d'usines, de mines, de chemins de fer, comme c'est le cas des managers principaux des grandes sociétés aux États-Unis. En théorie, leur autorité pourrait s'étendre sur toute une branche de l'industrie, voire sur la totalité du mécanisme de la production. En pratique, aux États-Unis, il n'existe pas à présent de managers de l'ensemble d'une industrie (à part une ou deux exceptions) et, à plus forte raison, d'une partie importante de l'industrie totale du pays. L'organisation et la coordination d'une industrie dans son ensemble se font par « le marché », sans direction délibérée exercée par des managers spéciaux ni, d'ailleurs, par personne d'autre.

2. Certains individus, parmi lesquels se trouvent actuellement, aux États-Unis, les plus élevés en grade et les mieux payés des employés des compagnies, ont pour fonction d'assurer à l'affaire des bénéfices ; ils s'occupent de vendre les voitures au prix et en nombre voulus pour obtenir un profit ; ils marchandent les prix des matières premières et de la main-d'œuvre ; ils arrangent les conditions du financement de l'entreprise, etc. Ces fonctions sont également qualifiées de managériales, bien qu'elles ne présentent aucun rapport nécessaire avec celles des managers définis au paragraphe précédent. Une voiture ne serait ni meilleure ni moins bonne parce qu'on la vendrait plus ou moins cher ; elle serait techniquement la même si on la donnait pour rien, et le prix des matériaux employés à sa fabrication n'y apporterait aucun changement ; ni le taux de l'emprunt ni celui du dividende n'ajoutent ou ne retirent de force au moteur.

J'appellerai les individus chargés de cette besogne financière les « administrateurs financiers » ou, plus simplement, les « administrateurs », réservant le terme « manager » pour ceux de la première catégorie.

3. Certains individus (parmi lesquels se rencontrent à présent, aux États-Unis, nombre de managers de la compagnie et plus spécialement les banquiers et les gros financiers qui, en fait, nomment les managers) ont une tâche différente de celles des deux autres groupes. Ils ne s'occupent directement ni de la technique de la fabrication, ni des bénéfices de cette compagnie en particulier. Par l'intermédiaire de « holdings » qui amalgament des directions, des banques et d'autres mécanismes, ils s'intéressent aux aspects financiers non seulement de la compagnie en question, mais à beaucoup d'autres et à de nombreuses opérations commerciales. Ils peuvent vouloir unir cette compagnie avec d'autres compagnies, afin de placer plus aisément dans le public une émission d'actions ou d'obligations, indépendamment des avantages que présenterait la fusion, au point de vue technique, pour la fabrication ou pour les profits de notre compagnie.

Ils pourraient désirer, à cause des impôts, en vue d'une spéculation ou pour toute autre raison, abaisser les profits de cette compagnie, et ils pourraient le faire, par exemple, en élevant le prix des fournitures que lui livrent d'autres compagnies dans lesquelles ils ont aussi des intérêts. Ils peuvent chercher à ruiner des concurrents, à influencer la politique ou à faire monter les prix ; tous ces buts peuvent être complètement indépendants des besoins de la production et de la prospérité de notre compagnie d'automobiles. Je dénommerai ce troisième groupe les « financiers-capitalistes ».

4. Enfin, il y a certains individus (en général assez nombreux aujourd'hui aux États-Unis) qui possèdent des actions nominatives et qui sont légalement « propriétaires » de notre compagnie. En fait, la majorité d'entre eux n'ont avec la compagnie que des relations purement passives. Le seul droit qu'ils possèdent à son égard est de recevoir, sous la forme de dividendes, de l'argent chaque fois que les managers déclarent un dividende.

Cette subdivision en « managers », « administrateurs », « financiers-capitalistes » et « actionnaires » distingue, en vertu de leur fonction, les types de relations qu'il est possible d'avoir avec une certaine section des instruments de production. En théorie, le même individu ou le même groupe d'individus peut parfaitement remplir ces quatre fonctions et être ainsi placé à la fois dans ces quatre situations vis-à-vis des instruments de production dont il s'agit, soit, dans notre espèce, vis-à-vis de la compagnie d'automobiles. Henry Ford était, à cet égard, il y a quelques années, un exemple souvent cité : il dirigeait la production de l'entreprise, administrait sa politique en vue du profit, intégrait ses activités dans celles de banques ou d'autres compagnies et en était l'unique actionnaire. Jusqu'à une époque relativement récente, un tel cumul était normal.

Aujourd'hui, il est extrêmement rare, surtout dans les industries les plus importantes. Les quatre fonctions sont bien plus nettement différenciées que par le passé et sont, en général, remplies par des personnes différentes ; il n'en est pas toujours ainsi, mais cela tend à le devenir. Et même lorsque plusieurs de ces fonctions sont remplies par le même individu, ses activités, dans chacune d'elles, sont facilement séparables.

Nous noterons encore deux faits relatifs à ces groupes : on sait que la masse des porteurs d'actions nominatives n'exercent, à de rares exceptions près, aucun contrôle réel sur la compagnie, si ce n'est celui que leur permet leur droit préférentiel (par rapport aux possesseurs d'actions non nominatives) sur les profits ou, plus exactement, sur les dividendes déclarés par la compagnie. Mais les financiers-capitalistes sont, en partie du moins, aussi des actionnaires. Réunis, ils ne possèdent généralement pas, au sens légal, la majorité des actions, mais ils en détiennent d'habitude une fraction considérable et ils disposent d'argent liquide et d'autres ressources qui leur permettent, en cas de besoin, d'obtenir des petits actionnaires suffisamment de « pouvoirs » pour s'assurer la majorité lors du vote.

Ce troisième groupe occupe donc la position de propriétaire à l'égard de la compagnie et des instruments de production que comporte son actif ; il ne porte pas le titre de propriétaire comme le faisait, sans ambiguïté, le capitaliste d'autrefois qui détenait, en son propre nom, toutes les actions ou la majorité d'entre elles ; il est cependant propriétaire à un degré qui conserve à cette situation légale toute sa signification.

n arrive que des administrateurs du groupe II soient également inclus dans le groupe IV, qu'ils détiennent d'importants droits légaux de propriété sous forme d'actions enregistrées à leur nom ou à celui de membres de leur famille. Mais il en est très rarement ainsi des membres du groupe I, les managers proprement dits : ils ne sont, en général, que petits actionnaires de la compagnie.

Les rôles techniques de chacun de ces groupes, par rapport à la production, sont essentiellement différents. Là fabrication est techniquement et littéralement impossible si quelqu'un ne remplit pas la fonction du groupe I, la direction. Il n'est pas nécessaire que ce soient les mêmes individus qu'aujourd'hui, mais il faut absolument que quelqu'un s'en charge.

Quelques-unes des fonctions des administrateurs-financiers sont également indispensables, mais pas nécessairement en vue du profit comme le comprennent les capitalistes. Il faut que soient réglementés la qualité, les genres, les quantités et la distribution des produits, en dehors de la capacité théorique de production des instruments. Cette réglementation, au lieu d'être établie en vue du profit, pourrait être subordonnée à quelque but politique, social ou psychologique : guerre, élévation du niveau de vie de la masse, prestige, gloire ou conservation de certaines relations. Pratiquement, si le profit, au sens capitaliste, doit être supprimé, les fonctions techniquement nécessaires du groupe II (administrateurs-financiers) deviennent une partie des fonctions managériales du groupe I, du moment que la direction s'étend à toute ou presque toute l'industrie. C'est-à-dire que la direction pourrait absorber toutes les fonctions techniquement nécessaires des administrateurs.

Toujours du point de vue strictement technique, les autres fonctions du groupe II, celles qui visent au profit, et toutes les fonctions des groupes III et IV sont absolument superflues (qu'elles soient ou non désirables à d'autres égards) pour le travail de la production. En ce qui la concerne, les financiers-capitalistes et les actionnaires sont inutiles, et les administrateurs du groupe II, dépouillés de beaucoup de leurs fonctions actuelles, peuvent être incorporés au groupe I (i).

Cette simplification est non seulement concevable : elle a déjà été presque entièrement accomplie en Russie ; on s'en approche de plus en plus en Allemagne et elle est déjà en voie d'exécution dans tous les autres pays. Aux États-Unis, c'est précisément de cette façon que sont organisées les entreprises d'État.

C'est là une phase décisive de la révolution managériale.

Note (i) Cette division en quatre catégories est sans rapport avec celle qu'on a l'habitude d'établir entre les « capitalistes industriels et les « capitalistes financiers ». Cette dernière distinction, très importante quand on étudie l'histoire du capitalisme, me sembla de peu d'intérêt pour l'analyse du capitalisme actuel, et elle n'en offre aucun au regard du problème faisant l'objet de ce livre.

* * *

La soi-disant « séparation de la propriété et du contrôle », parallèle à la croissance des grandes entreprises des temps modernes, est un phénomène bien connu. Il y a une dizaine d'années, il a fait l'objet d'un livre très répandu : La Compagnie moderne et la propriété privée, par Berle et Means. Les auteurs montraient, dans cet ouvrage, que l'économie des États-Unis est dominée par les deux cents plus grosses sociétés non bancaires. (Ils n'en examinaient pas les relations avec les banques) ; ils exposaient ensuite que la majorité de ces compagnies n'étaient plus, en pratique, contrôlées par leurs propriétaires légaux nominaux, c'est-à-dire les porteurs d'actions nominatives.

Ils divisaient ces affaires d'après le « type du contrôle ». Dans certaines d'entre elles, le contrôle était exercé par un seul individu, ou, plus fréquemment, par une seule famille, légalement propriétaire de la totalité ou de la majorité des actions ; dans d'autres, par des individus ou des groupes détenant non la majorité, mais un pourcentage substantiel des actions. Cependant, la plupart (en 1929, 65 p. 100 avec 80 p. 100 de l'actif total) étaient, selon ces auteurs, « contrôlées administrativement ». Cela signifiait que les administrateurs de ces sociétés, bien que ne possédant qu'un pourcentage minime des actions, contrôlaient en réalité la politique des compagnies et leurs conseils d'administration, qu'ils étaient en mesure de manipuler à leur gré, au moyen de pouvoirs, les votes des propriétaires nominaux, les actionnaires. La « Corporation américaine du Téléphone et du Télégraphe » est l'exemple classique du « contrôle administratif ».

Berle et Means étudient aussi le point extrêmement important des sources de conflit entre les intérêts du « groupe contrôleur » et ceux des propriétaires légaux. Bien des livres ont été écrits sur les difficultés rencontrées par l'actionnaire ordinaire, conséquences de la politique du « groupe contrôleur » de sa « propre compagnie ». La richesse, le pouvoir, une efficience industrielle maximum ne coïncident pas souvent, pour le groupe contrôleur, avec des dividendes élevés et un maximum de sécurité pour les actionnaires. Parmi les raisons de cette opposition, on doit en souligner trois :

I. Tout groupe social ou économique, quelle qu'en soit l'importance, tend à améliorer sa position par rapport au pouvoir et au privilège social. Cette loi historique, qui ne comporte aucune exception, s'applique aux quatre catégories dans lesquelles nous avons rangé les individus ayant, avec les instruments de production, des liens de propriété, de direction ou de contrôle. Chacune de ces catégories cherche à acquérir davantage de pouvoir et de privilèges ; en pratique, l'amélioration de la position de l'une d'elles non seulement n'améliore pas celle des autres, mais elle est susceptible de lui nuire.

En période de grande prospérité et d'expansion, il est possible aux quatre groupes en question d'effectuer simultanément cette progression aux dépens du reste de la société ; mais, nous l'avons déjà dit, le capitalisme ne reverra plus de telles périodes. Dans les conditions normales d'à présent, toute augmentation de revenu des managers ou des administrateurs (groupe II) se traduit par une diminution pour le groupe III (financiers) et le groupe IV (actionnaires).

Le contrôle de l'utilisation des instruments de production fait donc forcément naître des conflits, puisque les opérations les plus favorables à un groupe (par exemple, augmenter ou restreindre la production), sont fréquemment désavantageuses pour l'un des autres. Les managers proprement dits reçoivent bien moins d'argent que les administrateurs et surtout que les financiers-capitalistes qui sont, de beaucoup, ceux qui en touchent le plus. Ceci paraît d'autant plus injuste aux managers que la fonction des financiers-capitalistes n'est pas nécessaire à la production.

2. A des degrés divers, ces quatre groupes sont puissants et privilégiés par rapport aux grandes masses de la population qui ne possèdent ni intérêts dans la propriété, la direction ou le contrôle des instruments de production, ni droits préférentiels dans la distribution des produits. Par conséquent, les masses ont tendance à s'opposer à ces quatre groupes, ce qui devrait porter ceux-ci à s'entendre, à faire front commun contre la pression du public ; c'est, en effet, ce qui s'est souvent produit. Néanmoins, même en face du danger commun, les conflits entre les groupes subsistent, et la présence de ce danger commun est même une source de nouveaux conflits entre ces quatre catégories. La différence de leurs fonctions entraîne pour elles des manières différentes de défendre leurs privilèges ; la crise actuelle du capitalisme accentue ces différences. Un exemple l'illustrera :

La position, le rôle et les fonctions des managers ne dépendent nullement du maintien de la propriété et des relations économiques capitalistes ; ils dépendent de la nature technique de la production moderne. La conservation des relations capitalistes n'est donc pas une question décisive pour les managers. La position et la fonction du plus privilégié de ces quatre groupes, celui des financiers-capitalistes, sont, elles, entièrement dépendantes du régime capitaliste ; il est indispensable à leur existence. Cette situation générale réagit naturellement sur celle que créent des problèmes spécifiques.

Par exemple, celui du chômage : pour les managers, il est très facile à résoudre : si la coordination et l'intégration industrielles étaient étendues, le chômage serait supprimé en un mois. Les managers se rendent compte que, si le chômage massif n'était pas éliminé, tous les privilèges, y compris les leurs, seraient supprimés, soit par une guerre malheureuse contre un pays où ils auraient déjà disparu, soit par suite du chaos intérieur. Mais le chômage massif ne peut être éliminé sans que soient envahies et finalement abolies la propriété et les relations économiques capitalistes. La position des managers les oblige ainsi d'adopter des solutions qui produiraient cet effet.

Les financiers-capitalistes, et même les administrateurs, dont les positions dépendent du régime capitaliste, ne peuvent envisager une solution qui ne résoudrait le problème du chômage qu'en les éliminant eux-mêmes. (S'ils imaginent qu'il en existe une autre, ils se trompent, comme ils commencent à s'en apercevoir en Allemagne et comme ils s'en apercevront bientôt ailleurs.)

Une troisième source de conflit est ce que nous appellerons le « penchant professionnel », sur lequel nous reviendrons plus loin.

Les occupations différentes de ces quatre catégories provoquent, chez leurs membres respectifs, des attitudes, des habitudes mentales, des idéals, des méthodes différentes de résoudre les problèmes. Les managers ont tendance à vouloir résoudre les problèmes politiques et sociaux selon les méthodes qu'ils emploient pour coordonner et organiser la production ; les administrateurs considèrent la société comme un animal producteur de profits et gouverné par les prix ; les financiers-capitalistes voient tout sous l'angle bancaire et boursier ; les petits actionnaires prennent l'économie pour un dieu mystérieux qui, s'il est convenablement traité, distribue des dons gratuits aux méritants.

* * *

Mais l'analyse de Berle et Means, ou toute analyse analogue, présente une lacune fondamentale. Quels qu'en soient les mérites juridiques, le concept de « la séparation de la propriété et du contrôle » n'offre, en vérité, aucune signification sociologique ou historique. La propriété veut dire le contrôle ; s'il n'y a pas contrôle, il n'y a pas propriété. Si, dans la pratique, la propriété et le contrôle sont séparés, c'est que la propriété a changé de mains, qu'elle a passé entre celles du contrôle ; la propriété séparée est une fiction dénuée de sens.

Dès qu'on y réfléchit, ceci paraît évident. Supposons que je possède une maison ; cela signifie (du moins dans des conditions normales) que je peux empêcher les autres d'y entrer. Dans les sociétés évoluées munies d'institutions politiques, cela signifie aussi que l'État (la police, soutenue par les tribunaux) défendra, en cas de besoin, mon droit de contrôle sur l'accès de ma maison. S'il ne m'est pas possible d'empêcher, quand je le désire, d'autres gens d'entrer dans ma maison, si tout le monde y jouit des mêmes droits que moi, ni moi ni personne d'autre ne peut s'en dire le « propriétaire ». (Je peux, évidemment, aliéner mon contrôle, soit temporairement, en louant ma maison à bail, soit définitivement en la vendant ou en la donnant, mais ces actes ne modifient pas le point fondamental.) De plus, en ce qui concerne les produits de la maison : loyers, chaleur, abri, je bénéficie, en ma qualité de propriétaire, par le fait même de mon contrôle à l'accès, d'un droit préférentiel.

Ces deux droits (contrôle de l'accès et traitement préférentiel dans la distribution), droits fondamentaux de la propriété, déterminent, comme nous l'avons vu, la classe dirigeante de la société ; elle se compose des gens qui, en une plus grande mesure que le reste de la société, détiennent ces droits à l'égard des instruments de production.

L'expérience historique démontre, ce qui serait d'ailleurs évident sans expérience à l'appui, que le premier de ces droits entraîne le second. En d'autres termes : les groupes économiquement les plus puissants sont aussi les plus riches. Ceci ne s'applique pas aux individus isolément ; il peut y avoir temporairement rupture de la relation entre la puissance et la richesse individuelles ; mais cette règle s'applique toujours aux groupes pour une période d'une certaine durée. On peut qualifier les groupes ou classes d'« égoïstes » s'ils utilisent leur contrôle, sinon exclusivement, du moins principalement à leur propre bénéfice.

Berle et Means sont donc inconséquents ou, tout au moins, incomplets quand ils parlent de la « séparation de la propriété et du contrôle ». Ceux qui contrôlent sont les propriétaires. En fait, les quatre groupes que nous avons étudiés participent dans une certaine mesure au contrôle : ils contrôlent tous le traitement préférentiel dans la distribution des produits, ce qui suffit pour leur donner la qualité de propriétaires ; cependant, le gros des actionnaires, qui ne disposent que d'une part minime de ce contrôle et qui n'en exercent aucun sur l'accès aux instruments de production, ne sont propriétaires que d'une façon très subordonnée.

Mais si nous interprétons la phrase « séparation de la propriété et du contrôle » en lui attribuant le sens de : « séparation du contrôle à l'accès et du contrôle au traitement préférentiel dans la distribution », nous nous trouvons en présence d'un fait capital. Une séparation de ce genre a, il est vrai, été opérée au cours du dernier quart de siècle ; le revenu et le pouvoir ont cessé d'être équilibrés. Ceux qui perçoivent la part proportionnelle la plus élevée du revenu national ont, à des degrés divers, dans les différentes nations et dans les différents secteurs de l'économie, perdu le contrôle à l'accès. D'autres, qui ne jouissent pas dans la même mesure d'un traitement préférentiel dans la distribution, ont accentué leur contrôle de l'accès aux instruments. L'expérience historique prouve qu'un tel manque de corrélation entre les deux genres de contrôle qui forment les droits fondamentaux de la propriété ne peut être de longue durée. Le contrôle à l'accès est décisif ; quand il est consolidé, il entraîne le contrôle du traitement préférentiel dans la distribution ; c'est-à-dire qu'il fera passer, sans ambiguïté, le droit de propriété entre les mains de la nouvelle classe contrôlante, de la nouvelle classe dirigeante.

C'est là un des aspects du mécanisme de la révolution managériale.

VIII-Les managers en marche vers la domination sociale

L'AFFIRMATION du chapitre précédent, selon laquelle le contrôle des instruments de production est partout en train d'échapper aux capitalistes en faveur des managers, paraîtra à bien des lecteurs à la fois fantastique et naïve, surtout en ce qui concerne les États-Unis.

On m'objectera l'accroissement des monopoles ; on me rappellera les soixante familles avec leurs billions, leurs millions d'actions des plus importantes compagnies, leurs vies dont le luxe dépasse tout ce qu'ont jamais pu rêver les dirigeants des époques antérieures. Les managers, même les plus importants d'entre eux, ne sont que les serviteurs, les régisseurs des soixante familles ! Il est absurde d'appeler maître le serviteur !

Sauf dans quelques petites villes, telles que Florence, Gênes, Venise, Bruges, Augsbourg, c'est dans des termes analogues qu'au XVè siècle on aurait répliqué au rêveur qui aurait osé dire que le contrôle était en voie de passer des seigneurs féodaux au petit groupe vulgaire des marchands et des prêteurs d'argent.

Néanmoins, un siècle seulement plus tard (et aujourd'hui les changements sont plus rapides), les héritiers de ces marchands et de ces prêteurs d'argent décidaient, au moyen de leurs ducats, de la succession aux trônes, des élections des papes et des empereurs, de la fortune de la guerre et des conditions de la paix. Un siècle suffit pour que, bien qu'elle ne fût pas encore consolidée, leur domination sociale devînt effective ; oui, même les terres des barons, hypothéquées, passaient aux mains des roturiers, car ces nobles seigneurs cherchaient en vain l'argent nécessaire pour les purger, l'argent sans lequel ils ne pouvaient plus désormais arriver même à nourrir leurs enfants.

N'anticipons pas. Un phénomène qui est en train de se produire n'est pas achevé. La grande bourgeoisie, les financiers-capitalistes constituent encore aujourd'hui la classe dirigeante aux États-Unis ; le contrôle définitif est toujours entre leurs mains. Mais il ne faut pas contempler le monde trop étroitement ni se contenter d'une vue superficielle. Car c'est d'un phénomène mondial que nous nous occupons, puisque le capitalisme est un système mondial : les États-Unis sont liés économiquement, socialement, culturellement et, ce qui est, comme nous le savons si bien à présent, plus dramatique que tout : stratégiquement, avec la planète entière.

Et le phénomène en question plonge ses racines au plus profond de la société ; il n'intéresse pas que les couches supérieures. Si nous embrassons du regard l'arène mondiale et que nous scrutions jusque sous terre, nous voyons que les capitalistes, classe dirigeante de la société contemporaine, sont en train de perdre le contrôle de la structure sociale qui les a placés dans leur position de dirigeants. Lorsque les fondations de cette nouvelle structure seront achevées, il n'y aura plus de capitalistes.

Nous avons décrit la manière dont s'est accomplie l'élévation sociale de la bourgeoisie : elle s'est substituée graduellement aux nobles dans la possession des instruments de production de l'économie féodale ; elle a aussi

créé des industries qui n'existaient pas sous le régime féodal, augmentant d'autant plus le pourcentage de la production soumise au contrôle capitaliste.

L'extension capitaliste comportait encore une autre variable plus difficile à mesurer : celle du degré où un secteur donné de l'économie était soumis aux règles capitalistes. Par exemple, tant que les seigneurs pouvaient, en invoquant la doctrine de l'Église contre l'usure, refuser d'honorer les signatures qu'ils avaient données à l'occasion d'un prêt, le métier de prêteur d'argent n'était pas de caractère complètement capitaliste ; de même, les droits des seigneurs et ceux des corporations entravaient les relations entre capitalistes bourgeois et ouvriers salariés ; la conception féodale du « juste prix » mettait obstacle au libre échange des denrées sur le marché, etc. L'extension du capitalisme fut également indiquée par la suppression graduelle de ces restrictions.

A certaines époques, au lieu d'être lente et graduelle, cette extension se faisait par bonds soudains et sur une grande échelle, notamment lors des guerres internationales, coloniales ou civiles. Comme l'a dit l'historien économique de la Renaissance, Richard Ehrenberg : « Par opposition à l'action lente, presque imperceptible, des forces et des intérêts économiques, les effets politiques ont tendance à être catastrophiques. »

Le point crucial du contrôle capitaliste sur l'économie fut atteint pendant la première guerre mondiale ; c'est pourquoi j'ai choisi 1914 comme date du début de la transformation de la société capitaliste en société managériale. La Russie, soit un sixième de la surface terrestre, fut la première à échapper à la domination capitaliste. En Italie et surtout en Allemagne (bien plus importante que la Russie, à cause de son équipement et de sa technique plus avancés) et dans tous les pays conquis par elle, le contrôle capitaliste est très nettement en voie de disparition. Nous nous occuperons plus loin de ces pays. Voyons d'abord ce qui se passe aux États-Unis, où le phénomène qui nous intéresse est moins développé que dans aucune des autres grandes nations.

* * *

Les États-Unis sont capitalistes dans la mesure où le contrôle des instruments de production est détenu par ceux qui possèdent les droits de propriété de ces instruments. Historiquement et juridiquement, ces possédants sont, par-dessus tout, les quelques centaines de familles qui, sous forme d'actions ou d'autres certificats de propriété, ont entre leurs mains plus de droits légaux de propriété qu'aucun autre groupe. Ferdinand Lundberg les a dénommées « les soixante familles » dans le livre qui porte ce titre. Malgré tout ce qu'il a écrit et que d'autres ont écrit sur ce sujet, peu de personnes étrangères à ces familles connaissent réellement l'étendue colossale de leurs ressources et le luxe, sans précédent dans l'histoire, que leur permet leur richesse et où vivent la plupart d'entre leurs membres.

Toutefois, nous avons établi que le contrôle du traitement préférentiel dans la distribution est subordonné au contrôle de l'accès aux instruments. Bien que ce dernier n'ait pas encore échappé à la grande bourgeoisie, qui l'exerce toujours dans les occasions importantes, il a d'une façon générale, diminué depuis la dernière génération .

Ce fait est indiqué par l'éloignement de la grande bourgeoisie des instruments de production. Tout en en restant les propriétaires légaux, les grands capitalistes se sont, de plus en plus, éloignés des instruments de production, source et base fondamentale de la domination sociale ; ils s'en sont détournés pour se consacrer à la finance dès le début de ce siècle. Au commencement, il n'en est pas résulté un amoindrissement de leur contrôle : bien au contraire, car les méthodes des financiers-capitalistes englobaient des entreprises sans cesse plus nombreuses. Mais le contrôle exercé par eux ne l'était plus qu'indirectement, par deux ou trois intermédiaires. La surveillance directe du travail de la production était déléguée à des gens assumant de plus en plus les prérogatives du contrôle, par exemple celle de l'embauchage et du renvoi (située au cœur même du « contrôle de l'accès aux instruments de production ») et l'organisation technique de la production.

Les grands capitalistes ne se sont pas bornés à s'abstenir de diriger la production proprement dite, ils ont renoncé à toute espèce d'activité économique. Ils passent leur temps sur des yachts, des plages, dans des casinos, et à voyager de l'un à l'autre de leurs nombreux domaines ; d'autres se consacrent à des œuvres de charité ou d'éducation ou s'intéressent aux arts. Il est difficile de se procurer des statistiques à cet égard ; l'on peut toutefois être sûr qu'une majorité substantielle des membres des soixante familles énumérées par Lundberg ont perdu tout contact direct avec la production économique. Diriger la société est une tâche très absorbante ; il ne faut pas l'oublier.

Cet état de choses se reflète dans le fait que plus de la moitié de la richesse et des droits de propriété légaux des grands capitalistes appartient aujourd'hui à des femmes. On enregistre souvent des biens au nom des femmes afin de les conserver selon la loi plus aisément ; le fossé qui sépare les propriétaires légaux (au sens capitaliste) des instruments de production n'en paraît que plus large ; quels que soient leurs mérites, les femmes ne jouent pas un rôle sérieux, un rôle de premier plan, dans le véritable travail économique.

Le côté moral de cette « retraite » des familles des grands capitalistes ne nous intéresse pas. Des critères moraux différents peuvent leur être appliqués qui les feront considérer comme plus inutiles et parasitiques ou plus éclairés que leurs prédécesseurs. Ce qui nous intéresse pour maintenant et pour l'avenir est la répercussion sociale de leur attitude. L'une de ses conséquences est naturellement l'importance accrue du rôle des managers. Actuellement, aux États-Unis, leur pouvoir est encore loin d'être absolu ; il est toujours, en dernière analyse, subordonné à celui des grands capitalistes. Le grand capitalisme et ses institutions continuent à former le cadre au sein duquel travaillent les managers. Les grands capitalistes interviennent aux moments « psychologiques » qui affectent les grandes lignes de la politique économique, par exemple en élevant ou en abaissant le débit, en négociant les grandes opérations financières, en formant des liens entre diverses industries, etc. Ils se réservent, en général, un droit de veto qui peut être renforcé, en cas de besoin, notamment par le renvoi d'un manager rebelle. Les managers demeurent, dans une large mesure, les serviteurs des grands capitalistes, leurs « délégués ».

Cette délégation du pouvoir et du contrôle est, cependant, très instable. Il est toujours arrivé que des serviteurs, s'apercevant qu'ils sont solidement établis, se débarrassent petit à petit de leurs maîtres, surtout lorsqu’ils découvrent que leurs maîtres ne leur sont plus nécessaires. On se rappelle comment les maires du Palais, à l'origine, simples serviteurs des rois mérovingiens, finirent par contrôler effectivement l'administration du pays ; ils n'en conservèrent pas moins, pendant plusieurs générations, ces « rois fainéants » qui ne possédaient plus que les signes extérieurs de la royauté. On ne s'en débarrassa que le jour où le père de Charlemagne se proclama roi, donnant une forme officielle à une réalité sociologique reconnue depuis longtemps.

Aujourd'hui, le contrôle, la royauté des grands capitalistes, s'atténue de façon continue, devient de plus en plus indirecte et intermittente. Ils interviennent de moins en moins fréquemment, dans des cas de plus en plus rares ; le contrôle des managers s'accroît, parallèlement, s'exerce plus souvent et en de plus nombreuses occasions. Dans certains secteurs de l'économie, il est presque absolu, limité néanmoins de façon indirecte par le contrôle que les grands capitalistes exercent sur les banques et sur la finance. Mais, dans de nombreuses compagnies, et non des moindres, les propriétaires, au sens légal et capitaliste, n'ont pas d'autres relations avec la compagnie que d'en toucher les dividendes quand les managers leur en accordent.

Mais, me dira-t-on, ce que vous dépeignez là ne signifie-t-il pas simplement que les vieilles familles bourgeoises quittent le premier rang pour céder la place à d'autres personnes ? Des échanges semblables ont eu lieu plus d'une fois avant et pendant l'histoire du capitalisme. La survivance du capitalisme ne dépend pas, nous l'avons établi, de la survivance de tels capitalistes individuels, mais de l'existence d'une classe dirigeante capitaliste où la place de chaque capitaliste individuel éliminé est prise par un autre capitaliste. C'est cela qui est déjà arrivé, surtout aux États-Unis. Si les plus anciens et les plus riches parmi les capitalistes s'effacent, on pourrait croire que les managers mettraient à profit leur nouveau pouvoir et deviendraient, à leur tour, membres de la haute bourgeoisie.

En dépit du fait que tel doit bien être, en effet, l'ambition de certains managers, ce n'est pas cela qui se produira. D'abord, parce qu'à part de très rares exceptions ce n'est plus possible ; les conditions du capitalisme contemporain ne permettent plus d'amasser des fortunes de l'ordre de celles que détiennent les grandes familles bourgeoises. Lundberg démontre que, depuis la première guerre mondiale, un seul changement de nom s'est opéré dans la liste des soixante familles ; cette oligarchie est devenue impénétrable pour les nouveaux venus ; la classe dirigeante n'est plus capable d'assimiler du sang jeune et vigoureux ; c'est là un phénomène qui s'est manifesté dans tous les pays (aux États-Unis plus tardivement qu'ailleurs),et où les sociologues reconnaissent un symptôme significatif de la décadence de cette classe et le signe de son proche effondrement.

D'autre part, les modifications de la structure sociale font que ce n'est plus en amassant personnellement des droits de propriété qu'on peut acquérir la domination et le contrôle de la société. Il existe à présent d'autres moyens d'atteindre ce but. C'est pendant la phase ascendante du capitalisme que, lorsqu'un capitaliste disparaît, il est remplacé, au sein de la classe dirigeante, par un autre capitaliste. Quand le capitalisme est en voie d'extinction, c'est la classe bourgeoise tout entière qui est remplacée par une nouvelle classe dirigeante.

Ceci ne veut pas dire (bien que la chose soit possible) que les individus occupant aujourd'hui, dans la société capitaliste, la situation de managers constitueront la classe dirigeante des managers de l'avenir. Un très petit nombre d'entre les familles capitalistes du XVIe siècle firent partie de la classe dirigeante capitaliste des siècles suivants. Si les managers actuels ne doivent pas constituer eux-mêmes la nouvelle classe dirigeante, ce seront d'autres individus qui occuperont cette position, non pas en devenant capitalistes, mais en devenant managers, puisque la nouvelle classe dirigeante sera la classe managériale.

* * *

Nous avons examiné jusqu'ici le déclin de la puissance bourgeoise et l'accentuation de celle d'autres gens, notamment des managers, sur le terrain de l'« entreprise privée » qui est celui de l'économie capitaliste. Si nous considérons ce qui se passe dans les entreprises d'État, nous constaterons plus clairement encore la rapidité avec laquelle les capitalistes perdent le contrôle de l'économie.

Ici aussi, l'exemple des États-Unis est d'autant plus frappant que l'étatisme y est moins développé qu'ailleurs.

Dans la société capitaliste, le rôle du gouvernement, dans l'économie, est toujours secondaire. Le gouvernement agit sur l'économie principalement pour conserver l'intégrité du marché et des relations capitalistes, pour apporter son aide en cas de guerre, de compétition internationale ou de troubles intérieurs. Quelle que soit la forme politique du gouvernement, qu'il soit dictatorial ou démocratique, du moment qu'il est capitaliste, le rôle de l'État est limité, car l'économie capitaliste est essentiellement un système reposant sur la propriété et l'initiative privées.

Le rôle traditionnel, capitaliste, du gouvernement est maintenant abandonné (ou en voie d'abandon) dans la plupart des pays ; il l'a été, complètement, en Russie. Partout, le gouvernement prend une place plus étendue dans l'économie ; peu importe qui gouverne ; chaque nouvelle incursion du gouvernement dans le domaine économique soustrait partiellement ou totalement une portion nouvelle de l'activité au système capitaliste. Un fait très simple le prouve : toutes les entreprises capitalistes ont pour but le profit ; le gouvernement non seulement ne réalise pas de bénéfices, mais, du point de vue capitaliste, tout ce qu'il dirige normalement fonctionne à perte. Lorsqu'ils se confinaient dans la sphère exclusivement politique — armée, police, tribunaux, diplomatie — on pouvait penser que les gouvernements grevaient l'économie d'une dépense spéciale analogue à la police privée d'une aciérie ou au service de publicité d'un grand magasin.

Mais si l'on songe que le gouvernement est à présent la plus grande de toutes les entreprises, aussi bien dans le domaine économique que dans les autres, sa faculté de faire marcher des affaires à perte est intolérable du point de vue capitaliste et démontre que la participation active de l'État à l'économie est implicitement une institution non capitaliste. Elle se manifeste de deux manières :

Primo, le gouvernement s'empare entièrement, avec toutes les attributions de la propriété, d'un secteur après l'autre de l'économie, aussi bien en acquérant des secteurs déjà existants qu'en en ouvrant de nouveaux. Il est presque inutile de donner des exemples : service postal, transports, fourniture de l'eau, ponts et chaussées, construction maritime, service sanitaire, communications, logement deviennent ou sont devenus des entreprises d'État. Il convient de souligner que, même aux États-Unis, leur nombre est bien plus considérable qu'on ne le reconnaît généralement. Peu importe que nous appelions les services sociaux du nom de « secours », les services biologiques, agricoles et météorologiques de celui de « recherches », l'enlèvement des cendres et ordures « services municipaux » ; toutes ces organisations font partie, dans le monde moderne, de l'ensemble de l'économie. L'instruction peut, elle aussi, être considérée comme une institution économique, et, à part une fraction négligeable, elle est, aux États-Unis, entre les mains de l'État ; de plus, soit directement, soit indirectement, par voie de subvention, le gouvernement américain fournit la moitié environ des soins médicaux. La bureaucratie du Gouvernement fédéral compte plus d'un million de fonctionnaires, soit deux fois plus qu'il y a dix ans ; mais si l'on y ajoute ceux des États, des comtés et des municipalités, l'armée, la marine, les tribunaux, les prisons, on constate que, dès à présent, la moitié ou plus de la population des États-Unis dépend, pour vivre, de l'État, totalement ou en majeure partie.

Un autre symptôme de l'étatisation croissante de l'économie est révélé par les chiffres des nouveaux investissements. Pendant la période d'extension du système capitaliste, chaque année voyait de nouveaux capitaux se placer dans les entreprises industrielles ou commerciales.

Depuis sept ou huit ans, ces placements dans l'entreprise privée ne se sont guère élevés qu'à quelques centaines de millions de dollars, tandis que des sommes énormes s'empilaient dans les banques. Les nouveaux investissements ont été faits dans les entreprises d'État, comme l'indique l'augmentation de la dette publique ; ils ont totalisé cinq fois ceux des entreprises privées, signe éloquent qui montre bien ce que sera l'économie de l'avenir.

Plus frappante encore que l'étatisation de certains services, de certaines entreprises, est l'extension du contrôle gouvernemental sur des secteurs de plus en plus nombreux de l'économie. Chacun connaît la longue liste des « comités », des « offices » qui contrôlent l'agriculture, les émissions d'actions, la publicité, les prix des marchés, les relations entre employeurs et ouvriers, les exportations et les importations, les règles bancaires... Là aussi, les États-Unis sont en retard sur d'autres grands pays, mais ils sont suffisamment avancés dans cette voie pour qu'on puisse s'attendre à les y voir progresser très rapidement dans un proche avenir. Presque chacun de ces contrôles gouvernementaux impose des restrictions aux droits de propriété capitalistes, soustrait les objets et les fonctions contrôlés aux lois du marché et aux conditions économiques capitalistes.

Ce contrôle gouvernemental est exercé par des individus exactement comparables à ceux que nous avons nommés « managers ». En effet, dans les entreprises d'État, les catégories 3 et 4 (financiers-capitalistes et actionnaires) disparaissent, tandis que la suppression du profit entraîne la fusion des groupes 2 et i. La direction ne se trouve pas entre les mains des capitalistes, et la position managériale ne dépend pas de la détention des droits de propriété des instruments de production. Il est vrai que, quant à présent, les managers gouvernementaux ne sont pas tout à fait libres de leurs mouvements, mais l'extension de la propriété et du contrôle de l'État n'entraîne pas moins l'accroissement continu de la domination managériale dans l'ensemble de l'économie.

Cette dernière observation est confirmée par l'augmentation du nombre des jeunes gens intelligents, instruits et ambitieux, qui briguent des emplois de managers dans les innombrables agences, offices et autres administration publiques. A la génération précédente, ces mêmes jeune gens auraient fait leur carrière dans des entreprises privées ; ils auraient eu pour but d'entrer dans les rangs de la haute bourgeoisie. Aujourd'hui, les jeunes homme5 qui cherchent à exercer leurs talents au profit de l'Etat comptent de nombreux fils des grands capitalistes ; ils sentent que la domination sociale qu'assuré à leurs parents leur situation de capitalistes ne saurait être désormais conservée qu'en renonçant au capitalisme.

* * *

L'extension de l'emprise étatique sur l'économie ne s'opère pas sans résistance de la part des capitalistes ; quand elle cède, ils s'efforcent de tourner à leur avantage ce qu'ils n'ont pu éviter. Nous étudierons dans le chapitre suivant les raisons pour lesquelles ils ne pourront y réussir.

Il nous reste ici à résumer la signification générale de cette évolution. Marx a écrit que les fondements de la domination bourgeoise avaient été établis au sein de l'ancienne société. Ainsi, quand survinrent les épreuves politiques décisives des guerres et de la révolution, la bataille était gagnée d'avance ; les capitalistes avaient assuré leur victoire pendant la période préparatoire.

Nous avons vu que l'incapacité du prolétariat et des masses non possédantes d'édifier d'une manière analogue leur domination au sein de la société capitaliste était l'une des raisons principales pour lesquelles le socialisme ne succédera pas au capitalisme.

N'empêche que la domination des capitalistes est sapée au sein de leur société, que le contrôle des instruments de production leur échappe, que la domination d'autres groupes, par-dessus tout celle des managers, est en train de croître. Elle est destinée à être complétée demain ; c'est là tout ce que nous prétendons prédire.

La révolution sociale qui s'accomplit sous nos yeux n'est pas identique à la transformation de la féodalité en société capitaliste, mais les analogies entre ces deux événements sont suffisamment marquées pour que nous puissions tirer du passé des enseignements pour l'avenir.

X-Les managers changent la localisation de la souveraineté

TOUTE société organisée règle sa vie selon certaines coutumes, certaines lois, certains décrets. Ces règles peuvent ne pas être écrites ni même explicitement formulées verbalement, mais il faut qu'elles existent pour que la société soit dite « organisée ». L'origine d'un grand nombre de règles se perd, à un moment donné, dans un passé lointain, mais il est indispensable que la société comporte un mécanisme qui rende obligatoires ces règles léguées par le passé et, puisque les lois sont sans cesse modifiées, augmentées ou abandonnées, qu'elle en établisse de nouvelles et les fasse observer. Un groupe social qui élabore ses propres lois et les fait respecter et qui ne reconnaît pas celles que veut lui imposer un pouvoir extérieur est qualifié d' « autonome » ou de « souverain ». Les nations capitalistes se déclaraient toutes « autonomes » et « souveraines », et les principales d'entre elles l'étaient effectivement.

La « souveraineté » du groupe, en vertu de laquelle les lois sont promulguées, ne flotte pas simplement dans l'air au-dessus de ce groupe. Il faut qu'elle soit localisée, concrétisée en quelque institution humaine à laquelle on reconnaît le droit d'établir les lois. En pratique, cette institution ne comprend jamais tous les membres du groupe. Dans une société simple et peu nombreuse, elle pourrait, par exemple, se composer de toutes les personnes au-dessus d'un certain âge réunies en « conseil » ; elle exclurait, en tout cas, les enfants.

Dans les sociétés nombreuses et complexes, l'institution est toujours relativement restreinte ; elle est parfois représentée par une seule personne, un roi, par exemple, qui publie les lois comme des décrets royaux personnels.

Mais la situation n'y est pas aussi simple que pourrait le laisser supposer le dernier paragraphe, car l'institution (roi, Parlement ou conseil des anciens) où se trouve localisée la souveraineté ne possède pas la souveraineté entière. Le pouvoir social fondamental et les privilèges sont détenus par la classe dirigeante ; la petite institution agit en souveraine, promulguant les lois et les faisant respecter, non en vertu de la force individuelle de ceux ou de celui qui la composent, mais parce qu'elle représente, somme toute, les intérêts de la classe dirigeante et qu'elle est acceptée ou, du moins, tolérée par un pourcentage suffisant du reste de la population.

La localisation de la souveraineté, dans l'histoire des sociétés, est quand même fort importante. Certains historiens ont consacré leurs ouvrages à la question de savoir comment la déterminer et à décrire les luttes des diverses institutions qui prétendent à la souveraineté. Un type de société étant donné, celui de ses institutions ne peut varier que dans des limites assez étroites. Ces limites découlent de raisons techniques.

Si l'on exclut les enfants, c'est parce qu'ils n'en savent pas assez pour être législateurs ; si l'on renonce à assembler tous les adultes quand une société atteint une certaine dimension, c'est qu'on ne disposerait pas d'un endroit où les réunir tous et qu'ils seraient trop nombreux pour pouvoir s'entendre. Il faut aussi que le corps souverain soit, par sa forme, approprié à la pensée, aux idéologies de la société ; s'il ne l'est pas, sa souveraineté a peu de chances d'être reconnue. Un type nouveau de société adoptera presque sûrement un type d'institution souveraine différent de celui de la société précédente. Cela provient de ce que les institutions déjà anciennes se sont coulées dans le moule de la vieille société et qu'elles manquent de la souplesse nécessaire pour s'adapter à une société nouvelle ; de plus, elles sont l'objet de lahaine populaire qui voit en elles la personnification de l'ordre ancien. L'institution où l'ordre nouveau localisera la souveraineté aura généralement déjà existé dans la société qu'il remplace, mais elle n'y aura pas été l'institution souveraine.

Il en est ainsi parce que les institutions changent lentement et ne se créent pas artificiellement d'un jour à l'autre et parce que l'institution que l'ordre nouveau rendra souveraine représentait, en fait, dans l'ordre ancien, les forces qui tendaient vers l'ordre nouveau.

J'ai montré plus haut que le passage de l'ordre féodal à l'ordre capitaliste a été marqué par une localisation de plus en plus complète de la souveraineté dans les « Parlements ». L'histoire n'est pas un théorème géométrique ; le développement de la société capitaliste ne correspond pas avec une précision mathématique à celui de la souveraineté des Parlements, mais on ne saurait nier leur correspondance générale, et la localisation de la souveraineté dans le Parlement est bien typique de la société capitaliste (i).

(i) Aux États-Unis, l'interprétation de la Constitution admise au début du xix9 siècle a fait partager la souveraineté entre le Congrès et la Cour suprême. Quelques historiens soutiennent que la Cour suprême a été la seule institution souveraine. Toutefois, cette déviation américaine de la « pure » souveraineté parlementaire n'affecte pas mon analyse, dont le but est d'exposer comment la souveraineté est en train de se transférer des institutions où elle était typiquement localisée sous le régime capitaliste à un type d'institution qui n'était pas souveraine dans la société bourgeoise.

Ce fait doit pouvoir s'expliquer historiquement. Les Parlements (il n'est question ici que des « communes » ou « tiers état ») existaient à la fin du moyen âge. Ils étaient simplement les assemblées représentatives des bourgeois des villes qui furent les premiers capitalistes. Le roi, le prince ou le grand seigneur féodal les convoquait le plus rarement possible, lorsqu'il désirait obtenir de l'argent des bourgeois ; en contrepartie, ceux-ci exigeaient certains droits. Ce sont ces marchandages qui ont permis l'édification de leur pouvoir social et celle de la souveraineté de leurs assemblées. En dépit de l'extension du vote à d'autres sections de la population, les Parlements ont conservé la marque sociale de leur origine bourgeoise. Les constitutions écrites ou non écrites et, par-dessus tout, le contrôle par les capitalistes des privilèges et du pouvoir fondamental ont su maintenir les Parlements dans le cadre de la société capitaliste.

Mais, de par leur composition et leur structure, les Parlements se sont également avérés l'institution la plus appropriée pour la localisation de la souveraineté sous le régime capitaliste. Considérez qui sont les parlementaires. Depuis le début, ils ont, en majorité, été des hommes de loi, c'est-à-dire des personnes formées par les relations économiques et juridiques de la société capitaliste. Ils étaient du genre d'hommes qu'on rencontre dans les clubs d'hommes d'affaires — non des clubs de premier ordre, mais de ceux dont les membres sont des capitalistes d'autant plus loyaux qu'ils sont, précisément, de second ordre. En outre, il y a eu, surtout au commencement, une minorité de figures politiques brillantes et puissantes qui identifiaient leur propre carrière politique avec le sort de la société capitaliste.

Ces parlementaires se réunissaient, discutaient et concluaient dans des circonstances très semblables à celles de bien des conférences que tenaient les capitalistes dans le domaine économique. Quand on lit la description des assemblées parlementaires du XVIe siècle, on est frappé par leur ressemblance avec les bourses qui se fondaient alors à Lyon et à Anvers. Cette ressemblance s'est poursuivie : une loi sort du Parlement d'une manière qui ne diffère guère de celle dont un prix résulte d'un marchandage dans une bourse ou un autre marché.

De plus, les hommes, membres des Parlements, et les méthodes qu'ils employaient suffisaient pour élaborer les lois et la politique de l'État capitaliste « limité » ; il n'y fallait, même pour les questions importantes, pas de connaissances techniques ou scientifiques avancées. Et, sauf en de rares occasions, la lenteur et la complication de leur procédure n'offraient pas grand inconvénient. Leur besogneux permettait les querelles de partis, des douzaines de discours, des compromis ou des tentatives de compromis. Le travail économique n'en fonctionnait pas moins à son allure propre et sous sa propre direction, tout à fait en dehors de la province parlementaire. Les États se mouvaient, lourdement, dans un élément distinct.

* * *

Ce n'est une nouveauté pour personne de dire que, depuis la première guerre mondiale, la souveraineté a commencé d'échapper aux Parlements. Aucun événement de cette époque n'est aussi évident et aussi incontestable ; cependant, il n'a pas attiré l'attention autant que son importance primordiale le mérite. Il a été publié, depuis vingt-cinq ans, des centaines de livres sur la façon dont les Parlements ont acquis la souveraineté ; c'est à peine si quelques études sérieuses ont été consacrées à la perte de cette souveraineté qui s'opère sous nos yeux et à ce qu'elle implique.

Dans quatre des principales nations du monde moderne (Allemagne, Russie, Italie et France), la souveraineté n'appartient déjà plus au Parlement ; au Japon et en Angleterre, il en conserve une petite partie ; dans son dernier refuge, les États-Unis, la souveraineté parlementaire est plus qu'à moitié dans sa tombe.

En Allemagne, en Russie, en Italie et en France, il est vrai qu'un Parlement est conservé comme une partie de l'appareil gouvernemental. Ces Parlements se réunissent et votent quelques motions, à l'unanimité naturellement. Mais, même juridiquement, sans parler de ce qui se passe en fait, ces Parlements ne sont plus regardés comme investis des attributs de la souveraineté. Les lois ne sont plus leur œuvre. Leurs assemblées ne sont plus qu'un moyen de propagande, comme un défilé ou une campagne de presse. Souvent, les Parlements se réunissent seulement pour écouter un ou deux discours : ils servent d'abat-voix et symbolisent la nation. Il leur arrive d'approuver ou d'« accepter » le discours par un vote, mais ils ne prennent jamais l'initiative d'une mesure ; ils ne font qu'accepter ce que d'autres ont préparé ; cette acceptation ex post facto elle-même est rare ; les Parlements ne participent plus d'aucune manière à la plupart des actes des gouvernements.

L'exemple de la Russie est particulièrement instructif parce que la Russie révolutionnaire a essayé de conserver la souveraineté parlementaire, non pas localisée dans la Douma, le Parlement de l'ancien régime, mais dans le Congrès des Soviets que l'on pensait être l'organisme représentatif du nouveau régime. En 1917, le Congrès des Soviets se composait de représentants des Soviets locaux, élus par les paysans et les ouvriers. Le parti bolchevik avait la majorité au Congrès des Soviets qui se réunit au début de novembre 1917. Ce Congrès se déclara être le « gouvernement » ; c'est-à-dire qu'il proclama sa souveraineté et déclara qu'elle n'appartenait plus au gouvernement Kerenski, issu des restes de l'ancienne Douma. Le Congrès des Soviets promulgua alors les principales mesures du nouveau régime et élut un corps exécutif : le Conseil des commissaires.

La souveraineté fut ainsi localisée dans un Parlement, pendant un court laps de temps. Mais cet état de choses ne se prolongea pas. La souveraineté parlementaire s'avéra inappropriée pour une nation qui se transformait rapidement en société managériale. En peu d'années, bien avant la mort de Lénine et l'exil de Trotsky, le Congrès des Soviets avait perdu, un par un, tous les attributs de la souveraineté. Sa réhabilitation nominale, aux termes de la Constitution « staliniste » de 1937, n'y changea rien : le Congrès des Soviets demeura l'instrument secondaire de propagande qu'il est toujours depuis cette époque.

Lors de la « révolte de Kronstadt » de 1921, les marins et la populace qui formaient l'opposition exigèrent de nouvelles élections aux Soviets. C'était un effort tendant à restituer aux Soviets la souveraineté et la preuve implicite qu'ils en avaient été dépouillés. Cette demande fut rejetée par les véritables institutions souveraines de l'État soviétique, et les révoltés furent réduits au silence par la force armée.

Je ne cherche pas ici à déterminer qui avait raison, question souvent et ardemment débattue ; je ne mentionne cet incident que parce qu'il révéla la perte de la souveraineté parlementaire. Celle-ci semble s'être effectuée sans intentions très claires, mais plusieurs facteurs importants y ont contribué.

L'expérience démontre que la souveraineté parlementaire présuppose l'existence de plus d'un parti politique ou groupe organisé, comparable à un parti. Lorsqu'il y a plus d'un parti, même si l'un d'eux possède une majorité écrasante, le Parlement conserve au moins une fonction réelle : il joue le rôle de forum où la majorité défend sa politique contre la critique de la minorité. Quand il n'y a qu'un seul parti, le Parlement n'a plus grand chose à faire et n'est, au point de vue politique, qu'un instrument de propagande. Le corps politiquement important est alors l'institution qui contrôle l'unique parti politique, quelle que soit cette institution ; elle décide de la politique du pays ; le Parlement ne fait que la refléter dans la mesure où le conseillent les besoins de la propagande, activité insignifiante, voire superflue, dont il ne tarde pas à être privé. En ce qui concerne un certain ordre de questions, la souveraineté passe aux mains des institutions du parti unique.

Nous ne cherchons pas à savoir qui « fait marcher les choses » dans une société (nous avons vu que, d'une manière générale, c'est la classe dirigeante). Souvent, dans une société où le Parlement est souverain, les décisions qu'il finit par prendre lui sont, en fait, dictées par quelque institution d'un parti majoritaire. Néanmoins, le phénomène que j'ai nommé « la localisation de la souveraineté », même si on l'appelle autrement, se manifeste dans toute société. Une institution donnée ou un groupe d'institutions y est reconnu comme législateur public. Un parti politique ne peut travailler que par l'intermédiaire de ce législateur ; celui-ci est, dans la société capitaliste, le Parlement.

Nous demandons à savoir quelle est l'institution qui remplace le Parlement au point de vue de la localisation de la souveraineté et non pas qui détient véritablement le pouvoir. L'histoire a démontré l'énorme importance symptomatique des changements de localisation de la souveraineté ; c'est là tout ce qui nous intéresse pour le moment.

En Russie, en Allemagne et en Italie, les lois et les décrets ont été de plus en plus fréquemment l'œuvre d'un groupe de comités, de commissions, d'offices ou de quelque nom qu'on qualifie ce genre d'organismes. La souveraineté se trouve alors de facto et ensuite aussi de jure localisée dans ces comités ou offices ; ils deviennent les législateurs officiels, publiquement reconnus et acceptés, de la société nouvelle. Quand on veut connaître une loi, on ne consulte pas les comptes rendus parlementaires, mais ceux de la Commission du Plan de quatre ans ou du Commissariat de l'Industrie lourde ou du Bureau des Colonies... Les commissions parlementaires sont remplacées par des commissariats ou des bureaux auxiliaires. La souveraineté a passé du Parlement aux mains des bureaux administratifs.

Bien des gens croient que ce transfert est dû à l'activité « subversive » des politiciens communistes et fascistes. Il suffit de diriger nos regards sur les États-Unis pour comprendre l'inexactitude de cette opinion. Comme partout ailleurs, le même changement s'y opère, mais il est aujourd'hui à un stade moins avancé que celui qu'il a atteint en Russie ou en Allemagne. Ce fait suffit à démontrer que ses racines sont plus profondes que les manœuvres délibérées des révolutionnaires.

Aux États-Unis, la souveraineté appartient peut-être encore au Congrès et à la Cour suprême, mais personne ne peut soutenir que cette prérogative ne leur soit plus contestée à l'heure actuelle.

La plupart des lois sont aujourd'hui faites non par le Congrès, mais par le N. L. R. B., le S. E. C., le I. C. C., le A. A. A., le T. V. A., le F. T. C., le F. C. C., l'Office de la Direction de la Production et autres « agents d'exécution ». Le « secteur exécutif » du gouvernement ne cesse de s'étendre aux dépens du secteur législatif et du secteur juridique dont il accapare les fonctions. La plupart des lois importantes votées par le Congrès ces dernières années ont été destinées à céder un à un ses droits souverains à l'un ou à l'autre de ces agents d'exécution sur lesquels il n'exerce aucun contrôle.

Le Congrès n'en est pas encore arrivé au même point que le Reichstag de Hitler ou que le Soviet suprême de Staline, mais il s'en est rapproché plus qu'il ne tient à se l'avouer. De temps à autre, le Congrès se révolte encore, restreint le pouvoir d'une de ces administrations ou même la supprime, mais ce ne sont là que les petites tyrannies d'un vieillard presque impuissant. Le Congrès ne possède plus qu'un contrôle très limité sur les actes du gouvernement. La question de la guerre, la plus importante de celles dont décide le souverain, n'est plus, malgré la Constitution, au nombre des attributions du Congrès.

Dans la société managériale, la souveraineté est localisée dans des bureaux administratifs ; ce sont eux qui établissent les règles, promulguent les lois et publient les décrets. C'est dans le monde entier qu'ils supplantent les Parlements. Considérée à l'échelle mondiale, la bataille est déjà gagnée. La souveraineté parlementaire a disparu, sauf en Angleterre où le peu qui en subsiste ne durera peut-être que quelques mois, aux États-Unis et dans certaines petites nations.

Les causes n'en sont pas mystérieuses. Le caractère des activités de l'État n'est plus le même ; les Parlements étaient souverains dans l'État limité du capitalisme ; les bureaux sont les corps souverains de l'État illimité de la société managériale. Un État qui construit des routes, des aciéries, des maisons, des centrales électriques et des chantiers navals, un État qui est le plus grand des banquiers, des fermiers et des producteurs de films, qui est, en fin de compte, le manager de tous les instruments de la production économique, ne peut pas être régi comme l'État qui se contentait de prélever quelques impôts, de s'adonner à une diplomatie paresseuse et de poursuivre les délinquants. Et il ne peut être régi par les mêmes hommes.

En théorie, le lieu de la souveraineté pourrait demeurer le même malgré ces nouvelles activités de l'État. Le Parlement pourrait continuer d'exercer des droits souverains en ce qui concerne les grandes lignes de la politique générale et servir de guide à tous les bureaux et offices. Outre les inconvénients qui en découleraient dans la pratique, d'autres raisons s'y opposent.

Le changement de localisation de la souveraineté n'est que le symbole du changement des relations sociales fondamentales, du transfert de la domination des capitalistes aux managers. A l'instar des transitions historiques comparables, la société managériale se débarrasse de l'institution représentative de l'ancienne société, non seulement parce qu'un nouveau type d'institution lui convient mieux techniquement, mais précisément parce que les vieilles institutions personnifient l'ancienne société ; ce motif les fait mépriser et détester et en fait l'objet du ressentiment des masses (voyez la France au début de l'été de 1940) ; psychologiquement, idéologiquement, elles ne sont pas appropriées à l'ordre nouveau.

Les bureaux administratifs conviennent pour diriger la société managériale comme les Parlements convenaient pour diriger la société capitaliste ; le passage de la souveraineté entre les mains des bureaux n'est que l'aspect politique de la transformation de la société capitaliste en société managériale.

Les parlementaires vieux jeu sont déplacés dans les bureaux. Un ou deux d'entre eux pourront y figurer à titre décoratif, mais le travail effectif, la direction et l'administration n'y sont confiés qu'à des hommes nouveaux, d'un type nouveau, celui des managers, que nous avons définis en étudiant l'entreprise privée. Les chefs des bureaux, les managers du gouvernement ont presque la même formation, les mêmes fonctions, les mêmes dons, les mêmes habitudes mentales que les managers de l'industrie. Les différences qui les distinguent vont s'effaçant : en Russie, manager du gouvernement et manager industriel ne font qu'un, puisqu'il n'existe pas d'industrie (importante) en dehors de l'État. Dans tous les pays, au fur et à mesure que le gouvernement étend son emprise, il incorpore les tâches et les terrains primitivement abandonnés à l'industrie privée.

Même avant que la totalité de l'économie ait été absorbée par l'État, la façon dont les nouveaux organismes administratifs conduisent les affaires se rapproche des méthodes employées ailleurs par les managers bien plus que des méthodes parlementaires qui leur sont diamétralement opposées.

Il est à l'avantage des managers que la souveraineté soit localisée dans les bureaux, ces organismes étant de ceux avec lesquels les managers peuvent collaborer le plus facilement ; en fait, ces bureaux commencent nécessairement par avoir à leur tête des managers, les fonctions qu'ils assument étant des fonctions managériales. Ainsi, la domination sociale des managers sera le mieux assurée quand la souveraineté des bureaux sera reconnue de facto et, dans une large mesure, également de jure. La position sociale des managers, arc-boutés dans les bureaux, s'y défend à la fois contre les capitalistes et contre la pression des masses, incapables, les uns et les autres, d'agir efficacement sans les bureaux.

Aussi la majorité des capitalistes s'oppose-t-elle à la création de tous nouveaux bureaux, offices, comités, et à l'extension des pouvoirs de ceux qui existent déjà. Ils dénigrent infatigablement ces organismes, minimisant leur activité, les décrivant au public sous les couleurs les plus défavorables, faisant contraster leurs défauts avec les qualités des entreprises privées.

De même que les capitalistes ne peuvent conserver la situation de classe dirigeante, qu'ils ne peuvent même pas continuer d'exister sous un régime de propriété et de contrôle de l'économie par l'État, ils ne peuvent pas dominer lorsque la souveraineté est localisée dans les bureaux.

On ne saurait exagérer l'importance de ce changement de la localisation de la souveraineté. Il n'est, peut-être, qu'un phénomène secondaire de la révolution sociale à laquelle nous assistons, mais il est éminemment symptomatique. De même que la nature d'une maladie se révèle souvent par un symptôme peu important en lui-même, ce symptôme historique nous renseigne clairement sur le caractère de la révolution que nous étudions.

XI-Régime totalitaire et société managériale

LES nations qui se sont le plus approchées de la structure managériale, la Russie, l'Allemagne et l'Italie, sont, pour le moment, des dictatures totalitaires. Quoiqu'il ait existé bien des dictatures dans le passé, aucune d'elles, tout au moins chez des peuples d'une civilisation avancée, n'a pris une forme aussi absolue que le totalitarisme.

Ce qui le distingue des autres dictatures est le nombre d'activités, d'aspects de la vie soumis à la règle dictatoriale. Elle ne s'applique pas seulement aux actes spécifiquement politiques : le commerce, l'art, la science, l'éducation, la religion, les distractions, la morale sont directement asservis par le régime totalitaire.

Un tel régime n'aurait pas été possible à une époque antérieure à la nôtre, car il présuppose la technique moderne, en particulier des moyens rapides de communication et de transports. S'il n'en disposait pas, aucun gouvernement, quelles que soient ses intentions, ne serait en mesure de coordonner aussi intimement tant d'aspects de la vie. Sans communications et transports rapides, il était facile aux hommes de tenir leurs activités ou même leur vie tout entière hors de la portée du gouvernement.

Le totalitarisme est un trait si frappant de la transition sociale actuelle qu'il semble à nombre de personnes définir le caractère de cette transition. Ces gens disent qu'il s'agit de la lutte du totalitarisme contre la démocratie, et ils qualifient la révolution, quand ils l'admettent, de « révolution totalitaire ». Cette manière de voir est très superficielle. Quelque important que soit le totalitarisme, il est nécessaire de spécifier quel genre de société on est en train de totalitaires ; au bénéfice de qui, contre qui, au moyen de quelles institutions politiques et économiques, de quelles idéologies et de quelles croyances. Quand on nous dit simplement que la Russie ou l'Allemagne est totalitaire, nous ne sommes guère instruits à son sujet.

Il est particulièrement difficile d'éviter les considérations morales et émotives quand il s'agit du régime totalitaire ; aussi la compréhension scientifique de cette idéologie en est-elle gravement compromise. On peut légitimement affirmer que les sentiments qu'elle inspire sont souvent mêlés d'illusions ou d'hypocrisie. Aux États-Unis, ce n'est souvent pas le totalitarisme que l'on réprouve, mais le totalitarisme russe, allemand ou, en général, « étranger » ; un totalitarisme 10 p. 100 américain ne soulèverait pas tant d'objections. L'expérience est loin de démontrer clairement à quel point les masses tiennent à la démocratie et si elles n'attachent pas plus de prix aux emplois, à la nourriture et à une sécurité suffisante. Le totalitarisme n'est pas, dans la terrible et sanglante histoire de l'humanité, l'innovation surprenante qu'en font tant d'orateurs contemporains. Le mensonge, la cruauté, le terrorisme, la brutalité sont, après tout, des ingrédients normaux et non exceptionnels de l'histoire humaine. Il faut que nous traitions la question du totalitarisme aussi objectivement que les autres, sans nous préoccuper du « bien » et du « mal », sans tenir compte de nos sympathies et de nos antipathies ; nous devons l'analyser afin d'établir ses rapports avec l'évolution actuelle de la société.

A ce propos, deux questions principales doivent être posées et résolues. La première est de savoir si le développement du totalitarisme n'est pas en conflit avec la théorie de la révolution managériale. D'après celle-ci, la classe dirigeante de la société en voie de formation se compose de managers. Ne semble-t-il pas que, sous le régime totalitaire, ce sont non pas des managers, mais des bureaucrates politiques — des Staline, des Hitler, des Gœring, des Goebbels et des Mussolini — qui sont les dirigeants ? N'est-ce pas une société « bureaucratique » plutôt qu'une société « managériale » qui est en train de naître ?

La seconde question est de savoir si le totalitarisme est destiné à former le cadre permanent de la société managériale ou si nous pouvons nous attendre à voir disparaître le totalitarisme, l'organisation politique de la société managériale s'inspirant d'une autre idéologie ?

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, qu'un trait distinctif de la société managériale, que tout porte à croire permanent, est la localisation de la souveraineté dans les bureaux administratifs. Il n'en est pas nécessairement ainsi sous le régime totalitaire, notamment lorsqu'il est poussé à l'extrême. Demandons-nous si, par suite de cette localisation de la souveraineté, le totalitarisme disparaîtra ou sera considérablement modifié.

* * *

Dans beaucoup de sociétés, les membres de la classe dirigeante, c'est-à-dire les hommes possédant des droits de propriété et de contrôle spéciaux sur les instruments de production et jouissant d'un traitement préférentiel dans la distribution des produits, ont aussi administré l'État ; ils ont occupé de hauts emplois dans le gouvernement. C'était généralement le cas dans la société féodale.

Dans d'autres sociétés, les fonctions publiques les plus importantes ont été remplies par des hommes n'appartenant pas personnellement à la classe dirigeante ou qui en étaient des membres d'un rang inférieur. Il en a été ainsi la plupart du temps dans la société capitaliste. On le comprend en se référant à notre définition de la classe dirigeante : ses membres les plus importants étaient les grands industriels et les grands financiers.

Cette particularité apporte une certaine confusion dans la pensée d'un grand nombre de gens. Les dirigeants nominaux — présidents, rois, congressistes, députés, généraux et amiraux — ne sont pas les véritables dirigeants. Ce fait présuppose toute une série de croyances et d'attitudes sociales établies qui conditionnent et limitent l'action de ces chefs nominaux. Si le propriétaire d'une usine désire en interdire l'accès à certaines personnes, il le peut, et l'État le soutient dans ce droit au moyen de la force armée. L'État capitaliste sert d'agent politique à une classe dirigeante qui ne s'identifie pas avec l'État.

Comment les choses se passeront-elles dans la société managériale ? Seront-ce les managers ou les bureaucrates politiques qui constitueront la classe dirigeante ?

Il faut d'abord faire observer qu'il importe peu que les bureaucrates soient les serviteurs des managers, plutôt que les managers les serviteurs des bureaucrates ; dans les deux cas, la structure générale de l'État sera la même. Que l'État soit « bureaucratique » ou « managérial », le type de l'économie, les idéologies, les institutions politiques, la position des masses seront les mêmes ; la différence est surtout verbale. Les politiciens modernes, du type qu'on rencontre à présent en Russie, en Allemagne et dans d'autres pays de régime analogue, ressemblent fort à des managers modernes. Ils dirigent les peuples selon des méthodes analogues à celles qu'emploient les managers pour diriger la production ; ils ont des mentalités semblables, ils utilisent de la même manière les possibilités de la technique. Staline ou Hitler préparent le tour nouveau de leur politique plus ou moins comme un •manager d'usine prépare la fabrication d'un nouveau modèle.

Se demander qui dominera des bureaucrates ou des managers indique la persistance des habitudes de pensée de la société capitaliste. Le fait que celle-ci était gouvernée par des hommes n'appartenant pas à la classe dirigeante reflète les particularités fondamentales de cette société auxquelles j'ai fait allusion plusieurs fois. L'économie capitaliste était celle de l'entreprise privée et l'État capitaliste était un État limité. Comme dans toute société, les dirigeants de la société capitaliste étaient les personnes qui en dirigeaient l'économie et non celles qui l'administraient politiquement.

Dans la société managériale, la politique et l'économie sont fusionnées ; l'État ne comporte pas de limites : la sphère économique est, en même temps, celle de l'État-Par suite, il n'existe pas de séparation marquée entre les fonctionnaires politiques et les « capitaines d'industrie ». En vertu de ses fonctions, le capitaine d'industrie est également fonctionnaire d'État. La « Commission suprême de Planification » est une institution indistinctement politique et économique. Dans la société managériale, les managers deviennent l'État. Dire que la classe dirigeante est faite des managers équivaut presque à dire qu'elle est composée des fonctionnaires de l'État. Ces deux catégories n'en forment plus qu'une seule.

Il subsistera quand même une certaine différenciation entre les « politiciens » et les « managers », tout au moins dans leurs fonctions. Les uns s'occuperont principalement de la guerre, de la propagande, de la diplomatie, de la police, etc. ; les autres de la direction immédiate des instruments de production : chemins de fer, usines, fermes, etc. Cette différenciation peut facilement être exagérée. Elle est en partie basée sur les préventions tendant à considérer la guerre, la propagande, la diplomatie et la police comme économiquement « non productives », bien que, dans une société complexe, notamment dans une société managériale, ces activités contribuent indirectement à la production.

Nous admettrons cependant cette différenciation, mais nous la minimiserons. Dans la mesure où elle existera dans la nouvelle société, ce seront les managers et non les bureaucrates qui seront à la tête de la nouvelle classe dirigeante.

Les bureaucrates politiques ne peuvent exister isolément ; il leur faut, d'une part, être acceptés par une portion considérable de la masse ; d'autre part, il faut qu'ils collaborent avec d'autres groupes occupant dans la société une place importante et privilégiée. Sinon les bureaucrates manqueraient de la matière nécessaire à l'exercice de leurs fonctions.

A l'époque de la Renaissance, l'État tomba de plus en plus sous la dépendance des capitalistes jusqu'à leur être complètement subordonné. Les raisons en sont simples : les princes et les rois avaient besoin d'argent pour payer leurs armées mercenaires et équiper les voyages d'exploration ; seuls, les capitalistes pouvaient leur en fournir.

Les bureaucrates d'aujourd'hui et de demain s'imagineront peut-être agir indépendamment ; mais leurs projets, leurs guerres, leurs manifestations, leur manipulation des sentiments de la masse exigent d'énormes ressources qui, pratiquement, ne peuvent leur être assurées que par leur collaboration avec ceux qui dirigent effectivement la production : les managers, auxquels, en fin de compte, ils se subordonneront forcément. Les instruments de la production étant les sources de la richesse et du pouvoir, ce sont les managers qui formeront la classe dirigeante.

La Russie, l'Allemagne et l'Italie nous apportent déjà la confirmation de ces vues. Pourtant, en ce qui concerne le « traitement préférentiel dans la distribution », rien n'indique qu'en Russie, pays le plus avancé dans la voie d'une structure managériale, ce soient les managers des usines, des trusts d'État et des grandes fermes collectives qui reçoivent la part proportionnelle la plus forte du revenu national.

En Italie et en Allemagne, les capitalistes en prélèvent toujours une part considérable, mais leur nombre et leur importance sont en décroissance, tandis que la part des managers augmente. En tant que groupe, les managers reçoivent déjà sensiblement plus que ce qui reste des capitalistes, et, relativement à leur nombre, leur revenu dépasse celui de chacune des autres sections de la population, y compris les bureaucrates politiques.

Même en ce qui touche le contrôle de l'accès aux instruments de production, les relations sont analogues, en dépit des apparences. En Allemagne comme en Russie, les managers sont, en pratique, maîtres d'interdire à qui bon leur semble l'accès d'une usine, d'une mine ou d'une exploitation agricole. Les armes sont entre les mains des soldats et de la police, mais les soldats et la police défendent en général les décisions des managers, tout comme ils défendent celles des capitalistes sous le régime bourgeois. (Il ne nous appartient pas de déterminer pourquoi ceux qui ont les armes entre les mains ne s'emparent pas des privilèges ; le fait est qu'ils ne le font pas.) Il est certain qu'à n'importe quel moment, la GPU ou la Gestapo peuvent priver un manager de sa position, l'envoyer dans un camp de concentration ou le faire exécuter ; mais ces cas sont relativement rares. Et, chose plus importante, lorsqu'un manager est évincé, ce n'est ni un soldat ni un policier qui le remplace, mais un autre manager, assumant, en tant que manager, la responsabilité et le pouvoir, et qui jouit des privilèges dont ils sont assortis.

Les conflits qui peuvent se produire entre les intérêts des managers et ceux de la bureaucratie politique ressemblent à ceux de la période capitaliste. La société managériale en connaîtra d'autres, d'une source différente. Par exemple, les managers trouveront souvent la bureaucratie politique trop irresponsable, trop paperassière, gaspilleuse et instable. Des conflits de cette nature permettent de présager des changements au sein de la société managériale. Mais ce seront sans doute les managers, dont la position repose sur une base technique et fonctionnelle solide, qui feront preuve de la plus grande stabilité et qui rassembleront de plus en plus entre leurs mains, sans ambiguïté, les éléments positifs de la domination sociale. Staline, Hitler, Mussolini, les Staline et les Hitler de demain disparaîtront, certains d'entre eux au cours de violentes convulsions politiques ; la classe des managers restera. Occupant, de par leur rôle dans l'économie moderne, une situation privilégiée, les managers fortifieront et consolideront leur position sociale et sauront établir la société sur une base qui garantisse leur domination, quels que soient les personnages placés en évidence sur la scène politique.

* * *

Ces dernières considérations ne sont pas sans rapport avec la seconde question : le totalitarisme doit-il être une caractéristique permanente de la société dictatoriale ou a-t-il des chances d'être remplacé par quelque autre forme politique, en particulier par une forme de démocratie ? Avant de répondre à cette question, il sera utile de définir avec précision ce que nous entendons par « démocratie ».

On attribue parfois à ce mot le sens de «liberté », ce qui ne le clarifie nullement, car « liberté » est, en soi, un terme incomplet. On est, en effet, toujours libéré de, quelque chose ou libre de faire quelque chose ; la liberté à un certain point de vue comporte toujours des restrictions à d'autres points de vue. Si un travailleur veut se libérer d'une tâche qui ne lui plaît pas, il lui faudra généralement se restreindre sur sa nourriture, parce qu'il manquera d'argent. Dans la société capitaliste, le capitaliste est libéré des exactions féodales, mais soumis aux impôts du capitalisme. Lorsque les esclaves des États du Sud furent libérés de leur servitude, les planteurs perdirent la liberté de posséder des esclaves. Il est physiquement et logiquement impossible qu'une personne ou un groupe soit libéré de tout ; cela équivaudrait à ne pas exister. Dans toutes les sociétés, les différents groupes d'hommes sont libres de faire certaines choses et non libres d'en faire certaines autres. Ces libertés spécifiques varient de société à société et ne sont pas les mêmes pour les divers groupes composant une société donnée. Il est vraiment difficile de comprendre ce que l'on entend quand on dit, sans qualification, d'une société qu'elle est plus « libre » qu'une autre. En réalité, tout ce qu'on peut affirmer correctement est qu'une société est plus libre d'une certaine manière et moins libre à d'autres points de vue qu'une autre société. En tout cas, la notion de « liberté » ne nous aide pas à savoir ce que signifie « démocratie ».

On parle aussi quelquefois de « démocratie sociale » et de « démocratie économique ». Cela non plus n'est pas très clair. Historiquement, « démocratie » a représenté un certain type d'institution politique ou de structure de la société. En conséquence, je n'emploierai ce terme que dans son sens strictement politique.

Nombre de gens croient que la démocratie politique équivaut à « la domination de la majorité ». Mais l'examen des systèmes politiques auxquels nous appliquons couramment le terme « démocratie » nous montre que «la domination de la majorité » ne les définit pas suffisamment. Il est impossible de prouver que les systèmes politiques que nous appelons dictatoriaux, y compris plusieurs des dictatures de la période actuelle, ne sont pas acceptés par des majorités souvent plus nombreuses que celles qui acceptent l'ordre établi dans les démocraties. On peut en douter dans certains cas, mais on ne peut le nier dans d'autres.

La caractéristique-clé de la « démocratie », telle que nous l'entendons, est d'accorder le droit d'expression politique à des minorités. Plus explicitement : la démocratie est un système politique dirigé directement ou indirectement par une majorité et où les minorités dont l'opinion diffère de celle de la majorité ont le droit de l'exprimer, ce qui leur offre la possibilité de devenir la majorité. Il est nécessaire d'ajouter, car ce n'est pas évident, que, dans une démocratie, les majorités et les minorités sont déterminées par une simple opération arithmétique, par l'addition des opinions individuelles, chaque individu comptant pour un.

On voit aussitôt qu'il n'y a jamais eu — et qu'en pratique, il n'y aura jamais — de démocratie cent pour cent. La démocratie existe plus ou moins, et elle varie suivant plusieurs dimensions. Elle peut, par exemple, différer selon le pourcentage de la population totale qui sert à déterminer la majorité ; selon le nombre des minorités auxquelles le droit d'expression politique est accordé ; selon l'étendue de ces droits et la quantité de questions auxquelles ils s'appliquent ; selon le degré de facilité d'expression publique dont jouissent les minorités par rapport aux facilités de la majorité.

Aucune société ne fait appel à la population tout entière pour déterminer les majorités et les minorités politiques. Les enfants sont presque toujours exclus jusqu'à un âge arbitrairement fixé. En fait, sinon en droit, le sexe, la propriété, la classe, la naissance donnent souvent lieu à d'autres restrictions. Dans la démocratie athénienne, le suffrage était la prérogative des descendants des tribus de l'Attique ; les esclaves, qui composaient la moitié de la population, ne votaient pas, de même que les nombreux « étrangers », même lorsque leurs familles résidaient depuis des générations dans le pays. Dans la démocratie florentine, à la fin du moyen âge, pendant certaines périodes, seuls les membres des grandes corporations étaient admis à voter ; chose curieuse, pendant quelque temps, en fait et en droit, les nobles ne pouvaient voter. Ceux que l'on considère comme fous et certains criminels sont presque toujours exclus.

Aucune démocratie n'a accordé le droit d'expression publique politique à toutes les minorités. Il faut, en général, qu'une minorité soit suffisamment importante ; une minorité qui ne compte qu'un seul membre est mise dans un asile d'aliénés et non investie de droits politiques. L'étendue des droits accordés varie elle aussi. En théorie, dans une démocratie « parfaite », une minorité devrait avoir exactement les mêmes droits d'expression publique que la majorité (temporaire), sans quoi la population ne disposerait pas de données suffisantes pour se prononcer.

En pratique, il n'en est pas ainsi ; il faudrait, dans le monde moderne, fournir à la minorité les moyens matériels nécessaires pour qu'elle puisse s'exprimer par la presse, la radio, le cinéma, en chaire, dans les églises et les écoles, comme le fait la majorité. De plus, l'opposition que consent à supporter une démocratie est, en fait, toujours limitée. Quand elle s'avise de dépasser ces limites, elle devient « subversive », « criminelle » ou « vicieuse », et on la supprime.

La démocratie, telle que l'ont récemment connue les États-Unis, la France et l'Angleterre, n'est qu'un genre de démocratie parmi beaucoup d'autres. En tant que système politique, la démocratie n'est nullement incompatible avec la domination de la société par une classe. Au contraire, toutes les démocraties de l'histoire ont fonctionné conjointement avec un type quelconque de classe dirigeante. Naturellement, le caractère général social de la démocratie diffère selon la structure de la société. La démocratie athénienne, où régnait l'esclavage, ne présente pas les mêmes caractères sociaux que la démocratie capitaliste anglaise.

Du moment qu'il refuse toute expression politique publique aux minorités, le totalitarisme n'est certainement pas, d'après notre définition, une démocratie. Mais quand nous nous demandons si, dans l'évolution future de la société managériale, le totalitarisme sera remplacé par la démocratie, nous ne songeons pas à un système démocratique identique à celui qui fut pratiqué aux États-Unis. Si la société managériale doit devenir démocratique, elle créera sa propre démocratie ; elle ne ressuscitera pas le genre de démocratie qui accompagnait les structures sociales antérieures.

L'histoire a vu défiler un grand nombre de démocraties d'espèces et de degrés différents, et beaucoup de dictatures. (Nous ne cherchons pas à savoir quelle est la «meilleure» forme de gouvernement.) Les dictatures se sont instaurées dans bien des circonstances, mais surtout en période de crise sociale et d'importante transformation. Lorsqu'on y réfléchit, c'est assez naturel : quand les institutions et les idées établies s'effondrent, quand elles entrent violemment en opposition avec des institutions et des idées opposées, la société perd sa cohésion ; des mains robustes et impitoyables s'étendent alors pour la lui rendre. Nous sommes à présent dans une période qui répond à cette description.

Les analogies entre la politique des dictateurs actuels et celle de la période de transition entre la féodalité et le capitalisme sont frappantes. Au XVIe et au début du XVIIe siècle, se sont succédé des dictateurs dont la brutalité n'a été masquée que par l'éclat dont les ont parés des historiens romanesques. Il est vrai que leurs dictatures n'étaient pas totalitaires ; ils ne disposaient pas des moyens techniques nécessaires, mais elles étaient suffisamment absolues. François Ier, Charles-Quint, Henri VIII, les rois d'Espagne et du Portugal, pour n'en citer que quelques-uns... Ils dépouillèrent de leurs biens les institutions qui leur résistaient (Henri VIII et l'Église) ; ils convertirent l'Inquisition en un instrument politique (Espagne et Italie) ; mentant, reniant leur parole, violant les traités, ils firent juger publiquement les dissidents (Thomas More, Bruno, Campanella), exigèrent de tout le monde des « serments de loyauté », dévastèrent, pillèrent et mirent à mort des dizaines de milliers d'opposants (jacqueries, guerres de religion, persécution des hérétiques)...

Le parallélisme est encore plus remarquable dans le domaine idéologique. Les dictateurs d'aujourd'hui invoquent le «principe du chef » pour justifier et idéologiser leur position. Au XVIe siècle, c'était la doctrine du « droit divin des rois » sur laquelle les tyrans s'appuyaient.

Le problème social qui se pose aux managers, et qui se posera à la société managériale, est analogue à celui qu'eut à résoudre, au XVIe siècle, le capitalisme en formation ; inutile de dire que les uns et les autres n'ont pas abordé et n'abordent pas ce problème explicitement et scientifiquement. Les capitalistes du XVIe siècle eurent à livrer une triple bataille : contre les seigneurs féodaux dont les intérêts étaient liés à l'ordre social déclinant ; contre les masses, force sociale obscurément hostile à l'oppression et à la domination d'une classe quelconque ; et les uns contre les autres, pour la conquête des meilleures places dans l'ordre nouveau. La bataille fut conduite au moyen des méthodes de la politique dictatoriale. Les seigneurs féodaux furent réduits à l'impuissance sociale. La lutte contre les masses ne cessa de se poursuivre, mais après quelques éliminations sanglantes et surtout après que les nouvelles institutions capitalistes et les idéologies qui les soutenaient furent consolidées, elle se fit moins âpre. Quant à la lutte entre capitalistes, elle s'atténua quand l'Italie, l'Espagne, le Portugal et l'Allemagne eurent été réduits à une position subordonnée, et elle demeura peu intense aussi longtemps que de vastes territoires du monde s'offrirent à l'aventure. Avec la ferme consolidation de la nouvelle société, les systèmes dictatoriaux commencèrent à faire place à des systèmes démocratiques, quelquefois graduellement, quelquefois à la suite de guerres civiles.

Aujourd'hui, les managers mènent aussi une triple lutte : contre les capitalistes, contre les masses, et les uns contre les autres.

Il faut arracher aux capitalistes leur mainmise sur les instruments de production. Il faut contenir les masses et en mettre la plus grande partie possible du côté des managers et de la nouvelle structure sociale. Les différentes sociétés managériales sont en compétition pour la domination du monde.

Ce sont là des événements complexes ; leurs éléments sont trop entremêlés pour qu'on puisse facilement y distinguer les forces majeures. Mais les évolutions comparables du passé nous indiquent qu'elles ne s'accomplissent qu'au moyen de guerres, de révolutions, de persécutions, de terreur, par le conflit de propagandes et d'idéologies rivales, au milieu du fracas affolant de slogans variés et de prétextes fallacieux.

En pareille période, le pouvoir politique tend à se concentrer sous forme d'une dictature. Nous savons déjà, sans spéculer sur l'avenir, que c'est ce qui se passe aujourd’hui. Mais, quand la transition est achevée, la situation change. L'analogie historique nous suggère qu'une fois la structure de la société managériale consolidée, sa phase managériale (le totalitarisme) sera suivie d'une phase démocratique.

Deux considérations supplémentaires renforcent cette conclusion. D'abord, il semblerait que les managers, la classe dirigeante de la nouvelle société, auront besoin, pour leurs propres fins, d'une démocratie limitée. L'économie managériale ne peut fonctionner sans une planification très poussée. En centralisant et en coordinat l'économie, on est obligé de tenir compte de l'état d'esprit du peuple, des besoins des ouvriers et de la façon dont ils réagissent à l'égard de leur travail. Mais, comme le prouve, en particulier, la Russie, il est difficile, sous une dictature totalitaire, de connaître le véritable état d'esprit des gens : personne n'a le droit d'apporter une information objective, et le groupe dirigeant se trouve de plus en plus enclin à commettre des erreurs psychologiques qui risquent de faire écrouler la machine sociale.

Une dose modérée de démocratie permet à la classe dirigeante d'être renseignée avec plus d'exactitude.

Ensuite, l'expérience enseigne qu'une certaine mesure de démocratie offre aux opposants et aux masses un excellent moyen de laisser échapper leur vapeur sans compromettre la solidité de l'édifice social. Sous une dictature absolue, le mécontentement et l'opposition, ne disposant d'aucun mode d'expression régulier, tendent à prendre des formes terroristes et révolutionnaires. L'exemple des Parlements démocratiques montre comment, en leur fournissant un exutoire, on peut rendre inoffensifs l'opposition et le mécontentement. Aussi la nouvelle classe dirigeante préférera-t-elle sans doute, à des conflits parmi ses propres membres et à la révolte des groupes moins privilégiés qu'elle, une démocratie contrôlée. Cette prévision semble toutefois contredite par certains facteurs spéciaux.

Dans une société divisée en classes, il faut que la démocratie soit limitée de manière à ne pas déranger les relations sociales fondamentales qui assurent à la classe dirigeante son pouvoir et ses privilèges.

Dans certaines démocraties, ce but est atteint grâce au procédé très simple qui consiste à n'accorder les droits politiques qu'aux membres de la classe dirigeante. (Comme, par exemple, aux possesseurs d'esclaves dans une société esclavagiste ou aux propriétaires terriens dans une société agricole.) Lorsque le droit de vote a été étendu à une très grande partie de la population, comprenant en majorité des gens qui n'appartiennent pas à la classe dirigeante, le problème devient plus difficile. En dépit d'une démocratie plus large, le contrôle de la classe dirigeante peut être maintenu (comme sous le régime capitaliste) quand les institutions sociales les plus importantes qui la soutiennent sont fermement consolidées, quand les idéologies dont s'inspirent ces institutions sont généralement acceptées, quand les instruments d'éducation et de propagande sont entre les mains de la classe dirigeante. Dans ces conditions, les changements apportés au gouvernement par le jeu des institutions démocratiques ne menacent pas la structure fondamentale de la société ; ils se font dans le cadre d'institutions et d'idéologies données.

C'est ainsi que les capitalistes ont conservé le contrôle de la société avec des gouvernements divers, car ils possédaient le contrôle de fait, en leurs propres noms, des principaux instruments de production. Ce contrôle était reconnu et accepté par la société, du moment qu'elle acceptait les principales institutions et les principales idées du capitalisme. Dans la société managériale, la situation des managers est toute différente. Les instruments de production sont la propriété de l'État. Les managers ne peuvent conserver leur position dirigeante qu'en s'assurant du contrôle de l'Etat, ce qui met, indirectement, le contrôle des instruments de production entre leurs mains. Mais il n'est pas aisé de le faire sans dictature, en régime démocratique, c'est-à-dire lorsque la minorité est libre d'exprimer publiquement son opinion politique. Jusqu'à présent, la tendance vers une société managériale a partout été accompagnée d'une tendance vers le monopole d'un seul parti dans l'arène politique, tendance qui est allée jusqu'à l'accomplissement dans la plupart des pays. Le parti unique est, par définition, incompatible avec la démocratie, et il n'apparaît pas encore clairement si les relations sociales de la nouvelle société pourront être garanties d'une autre manière que par le monopole d'un parti unique.

La structure économique de la société managériale semble aussi faire obstacle à la démocratie. Il n'y a pas de démocratie sans opposition ; celle-ci ne peut pas dépendre, pour exister, rien que de la complaisance de ceux qui détiennent le pouvoir. Les groupes d'opposition ont besoin de posséder, dans la société, une base indépendante quelconque qui leur permette de résister et de ne pas être supprimés d'un trait de plume par un fonctionnaire. Dans les économies décentralisées, les oppositions s'appuient sur un secteur de l'économie, puisque aucun homme ni aucun groupe n'y contrôle l'économie dans son ensemble. L'opposition peut s'appuyer sur l'agriculture contre l'industrie, sur l'industrie lourde contre l'industrie légère, sur le travail contre le capital. La centralisation économique de la société managériale n'offre aucune de ces possibilités. Les groupes d'opposition politique ne pourront y trouver de base économique indépendante ; la démocratie devra y chercher un genre de soutien différent de celui dont elle s'est traditionnellement servie.

Le problème se complique encore plus si l'on songe aux institutions politiques de la nouvelle société. Nous avons vu que la souveraineté y est localisée dans des comités ou bureaux, d'où il résulte que la démocratie n'y pourrait être que non parlementaire. La Constitution soviétique de 1937 a nominalement rétabli le Parlement, mais elle a conservé le monopole du parti unique et la souveraineté des bureaux. Quelles qu'aient pu être les intentions des auteurs de la Constitution, le Parlement n'est, en conséquence, qu'un simple agent de propagande, et l'on n'a pas avancé d'un pas vers la démocratie.

On peut supposer que la démocratie réussira à s'introduire par la localisation de l'opposition politique dans les syndicats, les coopératives, les associations techniques ou d'autres groupements du même ordre encore inconnus. Ces organisations deviendraient alors, en réalité, des partis politiques d'opposition, même si la fiction du monopole d'un parti unique était maintenue. Des conflits se produiraient entre eux et les bureaux gouvernementaux, et il surgirait des institutions pour les arbitrer.

Ceci n'est nullement une pure spéculation : il se passe déjà des faits analogues dans les pays totalitaires. En dépit de la rigidité apparente, cette intrusion de la démocratie est susceptible de s'y développer. Elle pourrait y fonctionner dans une certaine mesure sans menacer dangereusement la domination sociale, le pouvoir et les privilèges des managers et les fondations de la nouvelle société.

Il me semble, somme toute, que le développement de la démocratie au sein de la société managériale est probable, dans l'avenir. Ce serait toutefois une erreur, de la part des amis de la démocratie, d'être trop optimistes à cet égard ; il ne faut y compter ni pour demain, ni pour l'année prochaine, ni pour dans dix ans. Il n'y a de sûr que ceci : la démocratie de la société capitaliste est en voie de disparition ; elle a, en fait, presque disparu et ne reparaîtra pas.

La démocratie de la société managériale ne naîtra pas avant longtemps et sa naissance s'accompagnera de fortes convulsions.

XII-La politique mondiale des managers

Nous avons vu que, sous le régime capitaliste, il existait un nombre relativement élevé de nations relativement grandes. Chacune de ces nations revendiquait la souveraineté. Une partie considérable du monde était contrôlée par les quelques nations les plus puissantes et les plus avancées.

Sans être prophète, on peut prévoir que la société managériale changera complètement ce système politique. Il n'est pas nécessaire d'être prophète, parce que ce changement est en train de s'effectuer et qu'il s'opère à une vitesse accrue depuis le commencement de la seconde guerre mondiale. L'une après l'autre, les nations capitalistes souveraines sont, ou radicalement supprimées, ou dépouillées des attributs de la souveraineté. Je me propose d'examiner, dans ce chapitre, ce qu'il en résultera pour la structure politique du globe.

Être souveraine implique, pour une nation, qu'elle fait ses propres lois et ne reconnaît pas de législateur supérieur. Cela signifie qu'elle établit des tarifs douaniers, qu'elle contrôle ses importations et ses exportations, qu'elle règle sa politique étrangère, son change, qu'elle entretient des institutions civiles, diplomatiques et militaires. L'existence simultanée d'un grand nombre de nations souveraines entraîne nécessairement une situation anarchique de la politique mondiale. Comme chaque nation souveraine ne reconnaît pas de législateur qui lui soit supérieur, le recours à la force est inévitable lors des conflits qui ne peuvent manquer de se produire entre les diverses nations.

L'expérience a prouvé que l'existence d'un grand nombre de nations souveraines, surtout en Europe (et à un moindre degré en Amérique du Sud), est incompatible avec les besoins économiques et sociaux de notre époque.

Bien qu'elles fussent garanties par la plus puissante coalition de l'histoire, les clauses du traité de Versailles n'ont pas été durables. La division complexe du travail, le courant commercial et l'afflux de matières premières que la technique moderne rend possibles et exige se sont trouvés étranglés par la multitude des tarifs, des lois, des changes, des passeports, des frontières, des bureaucraties et des armées indépendantes des différents pays. On voyait déjà, depuis quelque temps, que tous ces obstacles allaient être renversés ; la seule question était de savoir par qui, comment et quand. C'est l'Allemagne qui s'est chargée de déclencher le mouvement.

Quiconque s'imagine que le système antérieur à 1939 puisse être restauré en Europe vit dans un monde de rêves et non sur terre.

Les États-Unis auront beau continuer à dire qu'ils ne reconnaîtront jamais les modifications de frontières obtenues par la force (seule façon dont elles ont été imposées de tout temps, y compris celles des États-Unis eux-mêmes) ; Londres et Washington auront beau reconnaître les nombreux gouvernements réfugiés, ils ne sauront rendre la vie à un système politique qui est déjà mort.

* * *

Si les problèmes politiques se résolvaient par des raisonnements scientifiques, nous prédirions que la société managériale est destinée à prendre la forme d'un État mondial unique. L'anarchie résultant forcément du heurt des souverainetés diverses serait ainsi totalement éliminée. La production mondiale pourrait être organisée selon le plan le plus efficace, les ressources de la planète seraient utilisées au maximum, et le travail réparti avec le plus d'utilité ; on éviterait les doubles emplois ; la terre, le climat, les hommes et les matières premières seraient exploités de la manière la plus fructueuse. Cette société mondiale est celle que se proposent comme but les marxistes, les pacifistes et d'autres idéalistes. A ne peser que les arguments d'ordre moral, cette cause est entendue.

Même en se plaçant à un point de vue plus matériel, il est probable que quelques-uns des managers et de leurs collègues politiques espèrent aussi l'établissement de l'État mondial, sinon pour faire triompher la logique et la justice, mais pour étendre leur pouvoir. Il est possible que Hitler et ses associés aient une idée semblable derrière la tête ; comme doivent l'avoir, aux États-Unis, les esprits les plus hardis. Il est à prévoir que la conquête du pouvoir mondial donnera lieu à des guerres.

Cependant, il est extrêmement douteux que, dans un avenir discernable, la société managériale soit organisée en un État mondial unique. Les difficultés qui s'y opposent sont à peu près insurmontables. Elles sont très diverses.

Il en est d'abord de techniques et d'administratives. La direction centralisée de toute la terre et de tous les peuples dépasserait les capacités techniques d'un groupe d'hommes quelconque, à en juger d'après la conduite des groupes humains dans le passé. La besogne est vraiment trop énorme. Ensuite se pose le problème militaire et policier. Aucune raison ne permet de croire qu'un État puisse constituer une force militaire suffisamment nombreuse et cohérente pour pouvoir surveiller toute la terre. Même si une puissance remportait, par un hasard heureux, ce qui paraîtrait une victoire mondiale, elle ne serait que temporaire ; les forces de désintégration seraient suffisantes pour en détruire rapidement les effets.

Troisièmement, les diversités ethniques, culturelles, sociales, climatiques sont telles qu'elles ne permettent pas leur réduction à une unité politique ; même si elles ne doivent pas être permanentes, elles continueront d'exister pendant une période plus longue que celle à laquelle nos prévisions puissent raisonnablement s'appliquer. Un État mondial présupposerait un degré avancé d'unité sociale générale parmi les hommes : unité d'intérêts, de culture, d'éducation, de type de vie matérielle. Cette unité n'existe pas et n'a guère de chances de se développer dans la société managériale avec sa subdivision en classes.

Alors, qu'est-ce donc qui remplacera le système capitaliste avec ses nombreuses nations souveraines, système dont la persistance est visiblement devenue impossible ?

La réponse à cette question nous est fournie par ce qui se passe actuellement sous nos yeux : les nations souveraines, en nombre relativement élevé, sont remplacées par un nombre relativement petit de « super-États » qui vont se partager le monde. Quelques-unes des nations qui sont éliminées en fait subsisteront dans la forme ; on les conservera en tant que subdivisions administratives, mais elles seront dépouillées de leur souveraineté. Les super-États seront seuls souverains.

Leur nombre ne saurait être prédit ; on ne peut pas non plus savoir d'avance combien de temps le système politique de la société managériale mettra à se consolider ni quelles phases il traversera au juste. Toutefois, les grandes lignes de cette évolution et celles du, résultat final s'aperçoivent déjà nettement.

Si nous regardons une carte économique, nous remarquons aussitôt que l'industrie avancée est concentrée dans trois zones relativement peu étendues : les États-Unis, surtout les régions nord-est et centre-nord ; l'Europe» surtout celle du Nord (Allemagne, Pays-Bas, Belgique, France du Nord et Angleterre), et les îles japonaises avec une partie de la Chine orientale. Inutile de dire que c'est l'industrie avancée qui fabrique les engins servant aux guerres modernes, de même que les produits-clés dont dépend la culture moderne. La carte économique suggère dramatiquement ce que d'autres considérations rendent probable, à savoir que le système politique mondial comprendra trois super-États principaux, appuyés chacun sur l'une de ces trois zones d'industrie avancée.

Cela ne signifie pas nécessairement que ces trois super-États seront les États-Unis, l'Allemagne et le Japon, tels que nous les connaissons aujourd'hui. Ces trois nations peuvent subir des convulsions internes qui, ajoutées aux guerres étrangères, sembleront rompre leur continuité. Elles pourront porter d'autres noms, ce qui, en fin de compte, serait d'une importance secondaire.

Il va sans dire que le mécanisme au moyen duquel ce nouveau système politique s'édifiera sera la guerre. La guerre est le seul qui ait jamais été employé à des fins similaires dans le passé, et rien n'indique, en ce début de l'année 1941, qu'il doive être remplacé.

* * *

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre la signification historique des deux premières guerres mondiales du XXe siècle. Sans la déformer, nous la résumerons comme suit :

La guerre de 1914 a été la dernière grande guerre de la société capitaliste ; celle de 1939 est la première grande guerre de la société managériale. Ainsi ces deux guerres sont des guerres de transition entre les sociétés capitaliste et managériale. Elles présentent toutes deux des caractères à la fois capitalistes et managériaux, les premiers prédominant dans la guerre de 1914, les derniers considérablement accentués pendant la guerre de 1939.

Le choix que nous avons fait de l'année 1914 comme point de départ de la transition à la société managériale se trouve expliqué de ce fait. C'est au milieu de la première guerre mondiale que s'est produit le premier saut brusque en direction de la société managériale : la Révolution russe. La guerre et le « système de Versailles » qui en est issu ont prouvé que la politique mondiale capitaliste avait fait son temps et qu'elle touchait à sa fin.

Deux nouveaux bonds politiques importants en direction de la société managériale datent de la guerre de 1939 : primo, la consolidation du continent européen, qui implique l'effondrement de l'emprise britannique sur le continent ; secundo, l'effritement de l'empire britannique, principal représentant politique de la société mondiale capitaliste. Bien qu'on ne s'en rende pas encore compte dans ce pays, ces deux modifications s'opérèrent lorsque la France capitula, en juin 1940. La position dominante de l'Angleterre capitaliste a toujours dépendu de son rôle d'intermédiaire entre le continent européen et le reste du monde, y compris son propre empire. Il en résultait cette politique de l'« équilibre des puissances » que l'Angleterre a été obligée de suivre pendant toute l'époque capitaliste. Cette politique exige qu'aucune nation ne domine le continent ou, plutôt, que l'Angleterre le domine en opposant les nations continentales les unes aux autres. La domination de la Grande-Bretagne n'est possible que par ce moyen ; étant données la faiblesse relative de sa population et celle de ses ressources propres, elle ne peut dominer directement par la force. Mais cet équilibre des puissances exige la division de l'Europe continentale en un certain nombre de nations souveraines puissantes, situation qui cessa d'exister quand la France capitula. Par conséquent, quoi qu'il arrive pendant le reste de la présente guerre, que le régime hitlérien soit renversé ou non, le vieux système est révolu, et l'Angleterre ne pourra plus jamais dominer en Europe ni former le centre politique d'un vaste empire mondial.

Mais la guerre de 1939 n'est que la première et non la dernière guerre de la société managériale. Bien des choses auront à être réglées quand la lutte actuelle sera terminée — malgré la difficulté de savoir quand une guerre finit et quand une autre commence, depuis qu'il n'est plus d'usage de déclarer la guerre et la paix. Cette guerre n'achèvera même pas la consolidation de la société managériale, et, lorsqu'elle sera accomplie, il y aura encore des guerres, car il subsistera bien des motifs de conflits.

J'ai prédit le partage du monde nouveau entre trois super-États, le Japon, l'Allemagne et les États-Unis. 11 est très important de noter que ces trois nations se préparent déjà depuis quelque temps à l'ordre nouveau. La période préliminaire de cette préparation est celle de la consolidation de bases stratégiques, c'est-à-dire, pardessus tout, celle des trois zones d'industrie avancée et des positions nécessaires à leur protection. Depuis qu'il a pénétré en Mandchourie, le Japon s'est emparé de presque toute sa zone ; l'Allemagne a commencé par s'étendre sans guerre ouverte (occupation de la Saar, de l'Autriche et de la Tchécoslovaquie) et complète à présent sa consolidation par la guerre. Les États-Unis ont d'abord ouvert un front idéologique, avec les conférences panaméricaines et la « politique d'hémisphère » ; récemment, ils rattrapent le temps perdu en prenant des mesures plus pratiques telles que l'accord défensif avec le Canada (qui est, en réalité, la réduction du Canada à l'état de satellite), l'acquisition de bases sur l'Atlantique (au moyen d'un bail) et la concrétisation de la politique d'hémisphère.

Le thème fondamental des guêtres de l'avenir — qui se dessinait déjà à la fin de 1940 — sera le conflit entre les trois super-États ; mais il ne semble pas possible qu'aucun d'eux arrive à conquérir les autres ; même si deux d'entre eux se coalisaient contre le troisième, leur victoire ne pourrait être décisive ni durable.

Ces guerres ne décideront pas de la domination des bases stratégiques, car les Américains domineront aux États-Unis, les Européens en Europe et les Asiatiques au Japon et en Chine orientale ; elles décideront du sort du reste du monde, de l'attribution des petits pays à l'un ou à l'autre des super-États. On aurait tort de croire que cette distribution pourrait s'effectuer en vertu des frontières géographiques « naturelles », d'une façon « rationnelle », comme, au XVe siècle, le pape essaya de partager le monde non européen entre l'Espagne et le Portugal. Les hommes ne sont pas plus capables de résoudre leurs problèmes de cette manière au XXe siècle qu'ils ne l'étaient au XVe. Comme alors, ce seront des guerres et non le pape qui dessineront les cartes.

Nous discuterons dans le chapitre xiv nos raisons de croire que la Russie se scindera en deux, la fraction occidentale gravitant autour de la base européenne et la fraction orientale se rattachant à la base asiatique. Même si l'Allemagne d'aujourd'hui doit succomber sous l'effet combiné d'une coalition et de désordres internes, ce ne serait, dans l'évolution générale, qu'un incident secondaire qui ne modifierait pas le système politique vers lequel tend la société managériale. Il n'en résulterait que le changement du nom et d'une partie du personnel dirigeant de l'un des super-États.

Les années à venir nous réservent aussi des guerres d'un autre type : guerres des centres métropolitains contre les peuples arriérés.

Les pays arriérés, qui comprennent la majeure partie des territoires et la majorité des peuples de la terre, ne vont pas se soumettre automatiquement à l'un des trois super-États ou assister passivement à la bataille qu'ils se livreront. Profitant de l'écroulement de la structure capitaliste politique du monde et des combats meurtriers que se livreront les grands États managériaux, les peuples arriérés essaieront de se libérer de toute espèce de joug. Ils ne réussiront sans doute à conquérir qu'une indépendance nominale ; leurs ressources techniques sont insuffisantes pour la conduite d'une guerre moderne, plus insuffisantes encore du point de vue économique, dont l'indépendance est fonction, de nos jours. Ils seront obligés de se tourner vers l'un ou l'autre des trois grands camps, même s'ils remportent un succès temporaire.

La seconde guerre mondiale en fournit déjà la preuve. Il est hors de doute que les masses hindoues désirent se rendre indépendantes de la Grande-Bretagne et devenir souveraines. Elles reculent néanmoins devant la lutte pour l'indépendance, non seulement à cause de la poltronnerie de la plupart de leurs dirigeants, mais parce que ceux-ci comprennent que l'indépendance de l'Inde ne pourrait être établie solidement. En se révoltant contre la Grande-Bretagne, elle se lierait soit avec l'Allemagne, soit avec la Russie et finirait par lui être subordonnée. Les Arabes du Proche-Orient sont placés devant un dilemme semblable. Dans l'Amérique latine, la situation est analogue : les pays incapables de conserver leur équilibre dans le monde en gestation hésitent : la Grande-Bretagne, dont l'influence était naguère la plus forte en Amérique du Sud, l'a perdue ; il ne reste le choix qu'entre la subordination aux États-Unis ou au nouveau centre européen. Leur choix importe peu, du reste, puisque leur sort dépendra de la force relative des États-Unis et du centre européen.

Il en sera ainsi sur toute la terre ; partout, les hommes devront se soumettre à l'un des super-États de demain.

Il n'y aura plus de petites nations souveraines, et les peuples arriérés ne pourront pas résister à la puissance des zones métropolitaines. Pour des motifs de propagande, on conservera peut-être de fictives indépendances, mais c'est la réalité et non l'apparence de la souveraineté qui nous intéresse.

La nouvelle structure économique permettra l'exploitation et le développement des pays arriérés que le capitalisme n'est plus en état d'assurer, faute de profits suffisants. L'état managérial, ne visant pas au profit, rénovera dans le monde entier la vie coloniale et semi-coloniale.

L'Allemagne a déjà montré quels procédés le permettent dans ses relations avec des pays plus petits et subordonnés. Depuis des années, les économistes orthodoxes ont démontré que les tractations commerciales allemandes avec les Balkans, l'Amérique du Sud et la Russie « nuisaient » à l'économie allemande, ces tractations étant « non économiques », c'est-à-dire non profitables au sens capitaliste. En fait, elles ont fourni du travail aussi bien en Allemagne que dans les pays subordonnés, et l'échange de services et de denrées qui en est résulté a été apprécié des deux côtés, surtout par l'Allemagne. Prouver qu'un commerce de ce genre n'est pas profitable ne démontre pas qu'il ne va pas continuer, mais seulement qu'il ne se poursuivra pas en régime capitaliste.

Les prédictions politiques que je viens d'esquisser sont fort mal vues aux États-Unis. Notre doctrine officielle suit toujours la tradition wilsonienne : loi internationale et morale ; droits des petites nations ; non-reconnaissance des droits territoriaux acquis par la force. Washington continue à être encombré de représentants diplomatiques de nations qui n'existent plus. Malgré ce que disent nos porte-parole aux États-Unis, je ne crois pas qu'ici ou ailleurs il y ait beaucoup de personnes sérieuses qui portent sur les probabilités de l'avenir un jugement très différent du mien.

Je doute qu'il s'en trouve pour s'imaginer que le continent européen sera de nouveau divisé en une multitude de nations souveraines, ayant chacune ses gardes-frontières, ses tarifs douaniers, ses restrictions d'exportations, son change, ses forteresses, ses armées, ses bureaucraties ! Si ce système n'a pas pu fonctionner après Versailles, alors que les conditions étaient cent fois plus favorables, quand la marée montante des chômeurs et la crise économique permanente n'étaient pas encore devenues des traits inévitables du capitalisme, il ne fonctionnera sûrement ni aujourd'hui ni demain. La question n'est pas de savoir ce que nous aimerions, mais ce qui va se passer.

Les propagandistes britanniques eux-mêmes ont été forcés d'envisager les « États-Unis d'Europe », c'est-à-dire une Europe consolidée, dominée par l'Angleterre, et où les autres nations renonceraient nécessairement à leurs droits souverains. La seule erreur de cette conception est qu'elle est supposée possible dans le cadre du capitalisme, l'Empire britannique demeurant inchangé et capitaliste.

On ne saurait observer sans ironie que, malgré tout ce que disent les orateurs officiels, les Etats-Unis agissent aujourd'hui conformément aux prédictions de ce chapitre. Ils consolident leur base stratégique dans les deux tiers du Nord de cet hémisphère, et ils se préparent à se battre contre l'un ou l'autre de leurs deux grands rivaux — le centre européen et le centre asiatique — ou contre tous les deux—pour la conquête de leur part du monde nouveau. Le fait que leurs actes sont plus hésitants que ceux de leurs rivaux provient de ce qu'aux États-Unis les capitalistes et leurs idéologies sont encore plus puissants que les managers et les idéologies managériales. N’empêche que les calculs réalistes des dirigeants.et surtout ceux des dirigeants futurs des États-Unis, sont basés sur des prédictions dont la substance est celle des miennes. Il ne pourrait guère en être autrement, puisqu'elles sont clairement écrites dans les faits d'hier et d'aujourd'hui. En politique, les actes et les conséquences des actes sont bien plus révélateurs que les paroles.

XIII-Les idéologies managériales

TOUTES les sociétés organisées sont cimentées non seulement par la force ou la menace de la force, par des modèles établis de conduite, mais aussi par des manières acceptées de sentir, de penser, de parler, de considérer le monde, bref par des idéologies. Nul ne conteste aujourd'hui l'importance de la fonction sociale des idéologies, bien que celles d'autrui nous semblent toujours plus critiquables que les nôtres.

Les théories scientifiques sont toujours vérifiées par les faits ; il faut qu'elles expliquent les témoignages dont on dispose déjà, et que leur base permette, pour l'avenir, des prédictions vérifiables.

Les idéologies ne sont pas contrôlables par des faits, bien qu'elles comportent parfois des éléments scientifiques et que leurs adeptes leur attribuent généralement un caractère scientifique. La fonction principale des idéologies, qu'elles soient morales, religieuses, métaphysiques ou sociales, est d'exprimer les intérêts, les désirs, les espoirs, les craintes des hommes, et non de confirmer des faits. Une dispute au sujet d'une théorie scientifique peut toujours, tôt ou tard, être réglée par l'expérience et l'observation. Une dispute entre idéologies rivales ne peut jamais être réglée ainsi ; elle se poursuit aussi longtemps que les intérêts qui s'expriment en elles conservent leur importance.

Quand ils l'ont perdue, les idéologies deviennent des curiosités qu'étudient les philosophes et les anthropologistes.

Cependant, bien qu'elles ne soient pas contrôlables par des faits, les idéologies sont soumises à certains contrôles. Il faut, notamment, que les idéologies d'une société divisée en classes soient susceptibles de remplir deux rôles : 1° elles doivent exprimer, du moins en gros, les intérêts de la classe dirigeante et contribuer à créer un état d'esprit et un sentiment favorables à la conservation des institutions fondamentales et des relations d'une structure sociale donnée ; 2° elles doivent revêtir une forme capable d'émouvoir les masses. Une idéologie incarnant les intérêts d'une classe dirigeante ne servirait pas de ciment social si elle s'avouait ouvertement destinée à maintenir le pouvoir de la classe dirigeante. Il est indispensable qu'elle prétende parler au nom de 1' « humanité », du « peuple », de la « race », de l'« avenir », de « Dieu », de la « destinée » et ainsi de suite. De plus, en dépit de l'opinion des cyniques de notre époque, il est inexact qu'une idéologie quelconque soit susceptible d'émouvoir les masses. Son élaboration demande une technique habile; pour réussir, elle doit paraître, ne serait-ce que confusément, exprimer les intérêts de la masse.

En période de transition sociale, les idéologies de la vieille société sont l'objet des attaques des promoteurs des idéologies nouvelles. Ceux-ci consacrent de grands efforts à saper dans la masse les croyances anciennes.

Nous avons vu plus haut que les idéologies du capitalisme étaient des variations sur le thème de l'individualisme : l'opportunité, les « droits naturels », surtout les droits de propriété ; la liberté, surtout la « liberté de contrat » ; l'entreprise privée ; l'initiative privée, etc. Ces idéologies satisfaisaient parfaitement aux deux exigences que je viens de formuler : elles exprimaient et servaient les intérêts des capitalistes. Elles justifiaient le profit et l'intérêt. Elles montraient pourquoi le propriétaire d'instruments de production avait droit à la totalité des produits de ces instruments, et pourquoi l'ouvrier ne pouvait rien lui réclamer en dehors du salaire stipulé. Elles maintenaient la suprématie de l'entreprise privée et contenaient l'État dans un rôle limité. Elles protégeaient le droit pour l'employeur d'embaucher et de congédier à son gré. Elles expliquaient pourquoi un propriétaire était libre de faire travailler son usine à plein ou de la fermer si bon lui semblait. Elles lui assuraient le droit de construire des usines, d'en acheter ou d'en vendre, de garder son argent en banque sous forme de monnaie, d'obligations ou de capital actif, selon ce qu'il jugeait le plus avantageux.

Tant que de telles idées n'étaient pas sérieusement contestées, la structure de la société capitaliste n'était pas menacée.

Ces idéologies, acceptées par les masses, l'étaient souvent avec enthousiasme. Des hommes qui n'étaient pas capitalistes étaient prêts à mourir pour des slogans issus de ces idéologies. Le mode de vie qu'elles représentaient fut, en vérité, pendant quelque temps, profitable à de nombreuses sections des masses, mais jamais autant que l'affirmait la propagande, ni au point où il l'était pour les capitalistes.

La position des idéologies capitalistes est aujourd'hui très différente de celle qu'elles occupaient il y a une génération. Les événements le prouvent nettement.

Ces idéologies fournirent naguère les slogans de ce que tout le monde appelle les groupes les plus « progressifs » de la société — parmi lesquels on compta les révolutionnaires anglais, français et américains — et, plus tard, des groupes qui n'étaient pas les plus conservateurs.

Aujourd'hui, ces mêmes slogans, procédant des mêmes bases idéologiques, sont utilisés par les hommes que chacun sait appartenir aux groupes les plus conservateurs, voire réactionnaires, de la société.

Aux États-Unis, ce sont les Hoover, les Lippmann, les Girdle, les Weir et les Wilkie, la New York Herald Tribune et la Chicago Tribune, les dirigeants de la Chambre de commerce et de l'Association nationale des Fabricants qui se servent le plus volontiers de ces formules. La Ligue de la Liberté (Liberty League) fut leur œuvre. D'aucuns les accusent d'hypocrisie, les traitent de truqueurs, mais c'est là une erreur naïve, l'erreur de gens qui ne savent pas quels sont les rapports entre les mots et les réalités sociales. Les « Tories » de la Liberty League n'étaient pas des truqueurs ; leur emploi de ces slogans et de ces idéologies était légitime cent pour cent, car ce sont les slogans et les idéologies du capitalisme dont les «Tories» sont, de bonne foi, les représentants. Ces slogans signifient pour eux ce qu'ils ont toujours signifié, en pratique, pour les capitalistes ; ce n'est pas eux et leurs idées qui ont changé, c'est le monde. Si ces slogans sont maintenant ceux des membres les plus conservateurs de la société, c'est parce que l'ancienne structure sociale est en train de s'écrouler, tandis qu'une structure nouvelle s'édifie ; une classe ancienne est en voie de disparition ; une classe nouvelle se forme.

Mais ce qui est plus révélateur encore est que les idéologies et les slogans capitalistes ne disent plus rien aux masses. Ce n'est pas une opinion personnelle et subjective que j'exprime ; elle peut se justifier objectivement.

La preuve la plus frappante en est l'échec de l'enrôlement militaire volontaire en Grande-Bretagne, dans l'Empire britannique et aux États-Unis. Malgré le chômage qui sévissait dans ces pays, la jeunesse n'a pas répondu à un appel lancé au nom des idéologies capitalistes.

Une autre preuve également démonstrative est fournie par le succès qu'a remporté Hitler avant la guerre et sans guerre. En 1933, en Allemagne, aucun groupe, parmi les masses, n'était disposé à risquer sa vie pour empêcher les nazis de prendre le pouvoir ; Hitler s'en est emparé sans guerre civile. Les idéologies capitalistes n'incitaient pas suffisamment à l'héroïsme. Dans la Saar et dans le pays des Sudètes, les masses avaient fait l'expérience du capitalisme et de la démocratie capitaliste. Elles choisirent Hitler et le nazisme. Indubitablement, le terrorisme et d'habiles méthodes de propagande contribuèrent à influencer l'opinion, mais il serait superficiel et absurde d'imaginer que la terreur et une technique habile suffisent à elles seules à imposer une idéologie sans racines dans les profondeurs de la masse. Le fait est que le nazisme fut préféré par le peuple aux idéologies capitalistes.

Une troisième série de preuves est offerte par la guerre elle-même, surtout en France. Les masses françaises furent incapables de s'enthousiasmer pour une guerre menée pour la « démocratie », c'est-à-dire pour le capitalisme. Elles se réjouirent de Munich ; elles demeurèrent passives au début de la guerre et pendant toute sa durée. Elles n'avaient pas envie de se battre. La machine militaire nazie aurait pu vaincre la France quel qu'eut été l'état d'esprit des Français. L'armée française n'était pas armée d'arcs et de flèches ; la rapidité de sa défaite est inconcevable, à moins d'admettre ce qui est indéniablement vrai, c'est-à-dire que les masses françaises n'avaient pas envie de faire la guerre ; elles n'en avaient pas la volonté, parce que les slogans capitalistes ne les émouvaient plus.

Il en est de même aux États-Unis.

Quand les vieilles idéologies sont usées, il en surgit de nouvelles pour les remplacer. De nombreuses idéologies se concurrencent pour occuper l'emploi devenu vacant. La plupart d'entre elles font long feu parce qu'elles ne répondent pas aux conditions des grandes idéologies sociales. L' « agrarianisme », le médiévalisme, le régionalisme, les primitivistes religieux font quelques adeptes et acquièrent une notoriété éphémère, mais n'animent que de petites sectes. A l'heure actuelle, seules les idéologies managériales peuvent exercer une grande influence parce que, seules, elles correspondent à la marche effective des événements.

Le caractère général de la société managériale décèle assez clairement la base des idéologies managériales. Elles s'appuient non sur « l'individu », mais sur « l'État », le peuple, la race ; non sur l'or, mais sur le travail ; non sur l'entreprise privée, mais sur le socialisme ou le collectivisme. Au lieu de « liberté » et de « libre initiative », elles préconisent la « planification ». Elles parlent moins de « droits », de « droits naturels », et davantage de « devoirs », d' « ordre » et de « discipline ». La société managériale reprend les thèmes chers à l'idéologie capitaliste au temps de sa jeunesse et qu'elle a abandonnés avec l'âge : la destinée, l'avenir, le sacrifice, la puissance. Naturellement, elle conserve certains mots tels que « liberté », qu'on retrouve dans toutes les idéologies, parce qu'ils plaisent au peuple et qu'ils peuvent être interprétés à volonté.

Ces concepts et d'autres semblables contribuent à renverser ce qui subsiste du capitalisme et font place nette pour les managers et la société managériale ; ils préparent l'atmosphère requise pour la suppression des droits de propriété capitalistes, pour l'acceptation de l'économie d'État et d'un genre nouveau d'État, pour la négation des « droits naturels » du capitalisme et l'approbation de la guerre managériale. Lorsqu'un nombre suffisant de gens seront acquis à ces conceptions, la consolidation de la structure managériale de la société sera assurée.

Bien des variantes dialectiques et « philosophiques » seront possibles en partant de ces notions fondamentales ; il n'y aura pas d'idéologie managériale unique, de même qu'il y a eu diverses idéologies capitalistes.

Nous possédons déjà des exemples de cette diversité. Le fascisme-nazisme et le léninisme-stalinisme (communisme ou bolchevisme) sont des types primitifs d'idéologies managériales dont l'expression organisée nous est connue et qui ont remporté de grands succès. Aux États-Unis, la technocratie et le new-dealisme, qui est bien plus important, sont des types embryonnaires d'idéologies managériales nées en Amérique.

Les unes comme les autres sont fondées sur les principes que j'ai énumérés plus haut.

* * *

Considérons maintenant la position des managers et de ceux qui ambitionnent de l'être, dans les pays capitalistes, depuis une dizaine d'années ; voyons aussi comment ils l'envisagent eux-mêmes.

De leur point de vue, ce sont eux qui dirigent, en fait, la société moderne, qui la font travailler, qui lui fournissent des cerveaux et assurent son fonctionnement. Le pouvoir et le pourcentage du revenu national qui leur sont accordés ne correspondent pas, à leur avis, au rôle qu'ils remplissent. Les capitalistes, même s'ils ne mettent jamais les pieds dans une usine, en reçoivent bien davantage.

Les institutions capitalistes privent les managers du traitement qu'ils méritent et, en même temps, les empêchent de diriger la production selon leurs idées. Leur activité est souvent contrariée par les capitalistes, propriétaires des entreprises, en raison de buts n'ayant rien à voir avec les idées des managers sur la marche de l'économie. Leur formation les porte à la vouloir planifiée, coordonnée ; ils voudraient voir l'affaire soumise à leur direction immédiate intégrée dans l'ensemble de la production. Aux yeux de ces hommes, les capitalistes vieux jeu qui se rôtissent au soleil à Miami ou aux îles Hawaï sont des parasites, sans fonction justifiable dans la société, formant un obstacle à l'introduction des méthodes efficientes désirées par les managers.

Les masses, aussi, constituent pour eux une gêne, avec leurs syndicats et autres organismes créés sous le régime capitaliste. Elles leur paraissent en outre stupides, incapables de remplir des fonctions vraiment importantes. Les managers savent qu'avec les moyens techniques dont ils disposent il leur serait facile de faire travailler tout le monde si l'état de choses existant n'entravait leur action. Ils tendent naturellement à identifier le bien-être de l'humanité avec leurs propres intérêts et son salut avec la mise entre leurs mains du contrôle de la société. Ils croient pouvoir faire marcher la société avec la même efficience qu'une usine de production massive où ils auraient carte blanche.

Les conceptions managériales et les idéologies managériales sont nées de ces idées, partagées, sans aucun doute, par de très nombreux managers, par des candidats managers, et surtout par les managers des services gouvernementaux. Mais ce ne sont pas les managers eux-mêmes qui formulent explicitement leurs idéologies, qui en tirent les implications et qui les systématisent. Cette tâche incombe aux intellectuels. Aussi longtemps que le capitalisme fournit aux managers de gros revenus, aussi longtemps que la structure sociale ne semble pas sur le point de s'effondrer, les managers peuvent combiner les idées que je viens d'esquisser avec l'idéologie traditionnelle du capitalisme. Mais les idéologies nouvelles répondent bien mieux à leur expérience, à leur façon de concevoir le monde et leur propre position dans le monde.

Il est certain que, sous le nazisme, le stalinisme et le new-dealisme, le groupe social qui s'est le mieux trouvé du régime nouveau a été le groupe des managers et, en particulier, les managers qui ont eu le bon sens de se laisser intégrer dans l'État.

* * *

Avant d'aller plus loin, il faut que j'aborde brièvement un point qui a donné lieu à de multiples controverses. J'ai cité le « léninisme-stalinisme », mais non le « marxisme » comme exemple d'idéologie managériale. Ceci soulève la question des rapports du marxisme avec le léninisme et du léninisme avec le stalinisme. Le mouvement social issu des écrits de Marx se divisa, à la fin du XIXe siècle, en deux courants principaux : l'un, réformiste, « social-démocrate » ; l'autre, révolutionnaire, et dont, de 1914 à 1924, Lénine fut la figure la plus en vedette. Je ne crois pas utile de chercher à savoir lequel est le marxisme « authentique » ; historiquement, ces deux partis proviennent de Marx. Voici comment je m'explique ce qui s'est passé : Les vues de Marx, dans leurs implications et leurs conséquences, étaient historiquement ambiguës. Le but qu'il se proposait — une société libre, sans classes et internationale — est impossible à atteindre pendant la période actuelle de l'histoire. Dans la pratique, les partis modifient leurs buts afin de les rapprocher des possibilités réelles. Le mouvement marxiste s'est partagé suivant les deux grandes divisions de notre époque, la société capitaliste et la société managériale. Les deux ailes du marxisme ont conservé, comme cela se produit souvent, le langage de Marx, tout en le modifiant de plus en plus sous la pression des événements. En pratique, l'aile réformiste s'est rangée du côté des capitalistes et l'a prouvé au cours de toutes les crises sociales. L'aile léniniste est devenue l'un des mouvements se dirigeant vers la société managériale dont il a exprimé l'une des idéologies. L'aile réformiste défend, il est vrai, le capitalisme avec une certaine inconséquence, parce qu'ayant gardé, en grande partie, le langage ambigu de Marx, elle contribue aussi à vulgariser les concepts managériaux. Telle est, néanmoins, le tracé général de la subdivision. Lénine mourut, et Staline prit la tête de l'aile managériale. L'idéologie et ses applications furent de nouveau modifiées. On a beaucoup discuté la question de savoir si Staline est l'héritier légitime de Lénine. Je suis arrivé à la conclusion que le problème historique n'est pas d'établir qui, de Staline, de Trotsky (ou d'un autre, car les prétendants sont nombreux) s'est le plus approché des principes explicites verbalement énoncés par Lénine ; c'est là un problème qui ne sera jamais résolu, car Lénine a dit et fait un grand nombre de choses diverses. C'est comme si l'on se disputait sur l'interprétation exacte de la Bible ou du Coran. Historiquement, aucune question ne se pose : le léninisme est devenu le stalinisme sans rupture au cours de son développement. Le stalinisme diffère du léninisme comme le jeune homme diffère de l'enfant ; il faut tenir compte, dans leur différence, du changement qui s'est opéré dans le monde pendant cette transformation. Le nazisme diffère bien plus du fascisme italien que le stalinisme du léninisme, ce qui n'a rien d'étonnant, vu la différence de leurs origines et des conditions de leur développement. Mais il est évident que le nazisme et le fascisme sont étroitement apparentés en tant que mouvements sociaux et idéologies sociales.

* * *

Depuis des années, les porte-parole les plus conservateurs du capitalisme ont identifié le « communisme » (c'est-à-dire le stalinisme), le « nazisme » et le « new-dealisme », ce qui leur a valu les récriminations les plus amères de la part des libéraux. Il est vrai que les raisons présentées par les capitalistes pour justifier cette identification sont souvent fort superficielles.

Néanmoins, quelque absurde que soient les motifs explicites de leur attitude, les capitalistes ont correctement jugé le sens général des idéologies en question. Elles sont toutes anticapitalistes dans leur application ; toutes sont également destructives des idéologies qui forment le ciment psychologique de la société capitaliste. Si elles ne sont pas identiques de forme, elles n'en sont pas moins parentes et unies par un lien historique. Leurs cadres respectifs sont différents ; elles sont à des stades différents de leur développement, mais elles sont toutes trois des idéologies managériales ; elles s'éloignent du capitalisme et évoluent vers la société managériale. Le new-dealisme est, des trois, la plus primitive et la moins organisée ; c'est elle qui conserve le plus de notions capitalistes, mais, comme les autres, c'est vers le managérialisme qu'elle se dirige.

Il est facile de constater dans le stalinisme et dans le fascisme la présence des concepts-clés, source, comme nous l'avons vu, des idéologies managériales. Les critiques du capitalisme émanant des théoriciens du communisme et de ceux du fascisme sont absolument les mêmes à tous points de vue ; les uns et les autres n'ont que mépris pour la « morale capitaliste » et rejettent avec une égale sévérité l'idée des « droits naturels » tels que les entend le capitalisme. Les uns et les autres attaquent avec fureur 1' « individualisme », la « libre entreprise », et les remplacent par 1* « État », la « collectivité », la « planification », la « coordination », etc.

Ils dénoncent dans les mêmes termes le « chaos » et 1' « anarchie » du capitalisme. Ils conçoivent l'organisation de l'État de l'avenir comme un ingénieur, un manager conçoivent celle d'une usine ; leur conception du «parti », parti politique unique, est la même, et l'on sait l'importance primordiale de cette question dans la lutte pour le pouvoir.

Un communiste pourrait souscrire aux neuf dixièmes de ce que Hitler a écrit au sujet du « parti », dans Mein Kampf ; et les nazis, de leur côté, ont emprunté bon nombre de leurs idées sur le parti aux communistes. La structure du parti, la technique de ses opérations, l'utilisation des « sympathisants » et des organisations « périphérales », la création de « cellules », le noyautage des organisations populaires, la méthode du « fractionnement » qui permet à un petit parti très homogène de contrôler un immense mouvement des masses, la « dictature du parti unique » qui finit par englober l'État ; tout cela est pareil chez les nazis et les communistes. Les méthodes du capitalisme n'ont aucune chance de triompher de cette stratégie.

Comme toutes les grandes idéologies, le communisme et le fascisme prétendent parler pour « le peuple » et pour l'avenir de l'humanité tout entière. Il est toutefois intéressant de noter que l'un et l'autre font allusion, même dans les discours publics, à une « élite » ou à une « avant-garde ». Cette élite se compose évidemment des managers et de leurs associés politiques, les dirigeants de la nouvelle société, mais ce n'est pas ce qu'on dit au peuple. L'élite, lui explique-t-on, représente le peuple dans son ensemble et défend ses intérêts. Le fascisme avoue plus crûment que le rôle de l'élite est de diriger. Selon Lénine, les masses, n'ayant pas été suffisamment éduquées sous le régime capitaliste pour pouvoir remplir les fonctions que leur assigne le socialisme et pour comprendre pleinement leurs véritables intérêts, la «transition au socialisme » devra être effectuée sous la surveillance d'une « avant-garde » éclairée, qui agira pour les intérêts des masses comme l'état-major d'une armée.

Cette notion d'une élite ou d'une avant-garde justifie l'existence d'une classe dirigeante et en fait aisément accepter la domination par les masses. Ce procédé est analogue à celui du capitalisme qui affirmait que les capitalistes étaient nécessaires à la marche de l'économie et que leurs profits s'identifiaient avec la prospérité de l'ensemble du peuple. Aussi longtemps que les masses y ont cru, elles défendaient avec ardeur, non seulement le capitalisme en général, mais le pouvoir et les privilèges de la classe dirigeante. La doctrine communiste et la doctrine fasciste usent du même moyen pour enrôler les masses au service des intérêts de la nouvelle classe dirigeante, en donnant aux intérêts de celle-ci l'apparence d'être ceux de la masse elle-même.

Le lien historique entre le communisme et le fascisme s'aperçoit aujourd'hui bien plus nettement qu'il y a quinze ans. La diversité de leurs origines masquait l'identité de leur direction. Ils se sont dépouillés une par une de leurs différences et s'approchent d'une norme commune. Le léninisme, par exemple, a commencé, en paroles tout au moins, par rejeter le principe du monopole d'un parti unique. Comme, en fait, il fut appliqué en Russie dès avant la mort de Lénine, la théorie fut modifiée, et le peuple apprit que le monopole du parti bolchevik était « nécessaire », vu que tous les autres partis étaient contre-révolutionnaires. Le stalinisme incorpore à présent ce principe dans la Constitution soviétique. Le léninisme combattait officiellement le « principe du chef », mais, en pratique, non seulement l'Union soviétique, mais tous les mouvements communistes, stalinistes ou non stalinistes, en dehors de la Russie, ont invariablement un chef. Le léninisme proclamait l'autonomie et la liberté des syndicats, mais, en pratique, les syndicats furent incorporés dans l'État soviétique tout comme dans les États fascistes; et, dans d'autres pays, les syndicats deviennent des compléments du parti, dès avant la prise du pouvoir, partout où les partis communiste ou fasciste acquièrent de l'importance.

Le lien entre le communisme et le fascisme est démontré aussi par l'analogie des conclusions qu'ils tirent de certains événements, à l'heure même où, souvent, ils se dénoncent réciproquement en paroles. Je n'en citerai que deux exemples entre cent :

Avant la prise du pouvoir par Hitler, le parti communiste allemand se ligua en plusieurs occasions avec le parti nazi contre le parti social-démocrate dont les candidats furent ainsi battus aux élections, en Prusse. Les sociaux-démocrates ou marxistes-réformistes étaient, comme nous l'avons vu plus haut, malgré leur idéologie marxiste verbale, un parti capitaliste. A la veille d'un bouleversement social, les communistes se trouvèrent, en pratique, du côté nazi contre les réformistes ; autrement dit, les représentants managériaux s'unissaient contre le capitalisme.

L'exemple le plus important est celui du pacte entre Staline et Hitler, d'août 1939, qui précipita la seconde guerre mondiale. Comment devons-nous interpréter ce pacte ?

En dépit de quelques prédictions annonçant l'alliance de Hitler et de Staline, le monde capitaliste était persuadé que les principaux adversaires de la guerre menaçante seraient l'Allemagne et la Russie. Cette opinion était si bien ancrée qu'elle se maintint, inébranlée, pendant les six premiers mois de la guerre : presque tout le monde considérait la guerre entre l'Angleterre et l'Allemagne comme une guerre « truquée » et attendait le « changement de camp » de la Russie. Cette vue était certainement justifiée si l'on se rapportait à la propagande antérieure des nazis et des stalinistes.

On ne comprend jamais l'histoire et la politique si l'on accepte les idéologies à la lettre comme s'il s'agissait de l'établissement scientifique d'un fait. Et nous n'expliquons guère les grands événements quand nous les qualifions d' « inconséquences » ou d' « hypocrisies ». Ayant à affronter la première grande guerre de la société managériale, Hitler et Staline adoptèrent, de leur point de vue,

une attitude correcte. La première tâche d’Hitler était d'infliger au capitalisme — aux « démocraties ploutocratiques » — de mortelles blessures et de consolider sa base stratégique en Europe.

Le combat contre la Russie, qu'il soit mené au moyen d'instruments de guerre ou de paix, sera, dans un sens plus complet que la guerre actuelle, un conflit managérial, et appartient à un stade postérieur, bien que ce stade puisse être atteint avant la fin de cette guerre-ci.

Les représentants de la future société managériale s'unissent temporairement pour détruire ce qui subsiste de l'ordre ancien avant de s'entr'égorger.

Je ne vois pas d'autre explication raisonnable du pacte germano-russe.

On peut ajouter que la conduite des stalinistes et des nazis, dans tous les pays, au cours de la guerre, confirme ma conclusion. Les intérêts de l'Allemagne et ceux de la Russie ne sont pas les mêmes sous tous les rapports. Néanmoins, elles travaillent toutes deux à affaiblir l'effort de guerre des pays capitalistes vieux jeu et à fortifier celui des nations qui se rapprochent le plus de l'organisation sociale managériale.

Le new-dealisme n'est pas, je le répète, une idéologie managériale développée et systématisée. La plupart des partisans du New Deal protestent fréquemment de leur dévouement au capitalisme et à « l'entreprise privée ». Mais, de même que les actes du New Deal ont toujours été en direction de la révolution managériale, on s'aperçoit, quand on se réfère à ses concepts fondamentaux, que son idéologie y tend également. A sa façon, encore confuse, le New Deal a, lui aussi, opposé avec insistance l'État à l'individu, la planification à l'entreprise privée, la sécurité à l'initiative, les « droits humains » aux « droits de propriété ». Il n'y a aucun doute que son effet psychologique a été, comme s'en plaignent les capitalistes, de saper la confiance que le public accordait aux idées, aux droits et aux institutions capitalistes. Le New Deal a préparé les masses à accepter la structure sociale managériale.

Au fur et à mesure qu'il se développe, il se rapproche des autres idéologies managériales. L'idée qu'un seul parti — le parti du New Deal — est capable de représenter le peuple américain ne paraît plus insolite. La propagande faite avec tant de succès en faveur d'une troisième candidature Roosevelt n'a été que l'expression américaine de la doctrine du chef indispensable. Quand Roosevelt faisait appel « au peuple » dans ses brillants discours de la campagne électorale de 1940, il demandait l'appui de toutes les classes : les « producteurs », les « techniciens de l'industrie » et les « managers » ; mais il ne s'est jamais adressé aux capitalistes ; il n'a jamais prononcé l'une des expressions qui les désignent habituellement en Amérique: « hommes d'affaires », « propriétaires », « banquiers » ou même « industriels ». Ce sont les discours de Wilkie qui défendaient les « hommes d'affaires » et 1' « entreprise privée », et ses phrases exprimaient correctement la réalité sociale.

La « technocratie » est une autre variante américaine des idéologies managériales. Elle n'a pas exercé directement une grande influence, mais le new-dealisme, de même que le communisme et le fascisme, lui ont fait de nombreux emprunts. Si la technocratie n'a pas réussi auprès du grand public, c'est en partie à cause de la trop grande franchise avec laquelle elle annonce la société managériale. Bien qu'elle ne distingue pas les ingénieurs des managers (tous les ingénieurs ne sont pas managers et tous les managers ne sont pas ingénieurs), la société que dépeignent les technocrates est bien la société managériale, une société où, de toute évidence, ce sont les technocrates qui forment la classe dirigeante. Leur théorie n'est pas assez soigneusement établie pour répondre à un but idéologique important ; elle ne consacre pas suffisamment d'attention à la question du pouvoir qui occupe une place prépondérante dans les théories fasciste et communiste. Cependant, les idéologies managériales américaines de l'avenir incorporeront sans doute dans la leur la propagande technocratique somme toute bien adaptée aux besoins du pays.

On me demandera comment les conflits entre les divers types de société managériale peuvent se produire si leurs idéologies sont « pareilles » ? Ces conflits seraient-ils « imaginaires » ?

Non, ces conflits ne sont pas « imaginaires » et les idéologies ne sont pas « pareilles ». Je maintiens simplement ceci :

Le communisme (léninisme-stalinisme), le fascisme-nazisme et, à un moindre degré de développement, le new-dealisme et la technocratie sont tous des idéologies managériales. Elles se propagent dans le monde entier en même temps que les idéologies capitalistes perdent leurs adeptes ; elles contribuent à la disparition du capitalisme et préparent une atmosphère favorable à l'avènement de la société managériale.

Il existe pourtant de grandes différences, nullement illusoires, entre ces idéologies. Nous en examinerons un certain nombre dans les trois prochains chapitres. Ces différences proviennent de sources variées : les circonstances locales particulières dans lesquelles s'opère la transition (la Russie n'est pas l'Allemagne ni les États-Unis) ; la façon dont s'effectue la transition : plusieurs routes mènent au but managérial ; les étapes n'ont pas été les mêmes en Russie et en Allemagne ; les oppositions, présentes et à venir, entre les diverses sections de la nouvelle classe dirigeante ; les traditions culturelles et les caractéristiques psychologiques différentes des formulateurs des idéologies qui les ont amenés à s'exprimer différemment.

Nous pourrions, si nous faisions une analyse logique ou étymologique, insister sur les différences plutôt que sur les ressemblances entre ces idéologies voisines. Leurs divergences n'ont rien d'étonnant, et il ne faut même pas être surpris si leurs adeptes vont jusqu'à s'entre-tuer. Au moyen âge, il y avait une énorme différence entre les réalistes et les nominalistes, entre les augustiniens et les scolastiques ; leurs querelles ne furent pas exclusivement verbales et, pourtant, du point de vue sociologique, ces idéologies n'étaient toutes que des variantes de l'idéologie féodale ; elles étaient issues de concepts communs ; elles contribuaient toutes à former l'état d'esprit favorable au maintien du système féodal et à la domination des nobles.

Au XVe et au XVIIe siècle, les disputes qui mirent aux prises les calvinistes, les luthériens, les presbytériens, les anabaptistes, les épiscopaliens, les quakers n'étaient pas insignifiantes, et leurs débats philosophiques se terminèrent souvent dans le sang.

Unis contre le catholicisme médiéval, ces protestants, aux idéologies capitalistes, contribuaient cependant tous au développement d'une mentalité favorable à la société capitaliste, opposée à la société féodale.

Mais je n'étudie ici que ce qui intéresse le problème auquel ce livre est consacré ; il serait hors de propos de prolonger cette digression.

Bien entendu, les idéologies managériales n'ont pas atteint, avec le nazisme et le stalinisme contemporains, leur forme finale, pas plus que les idéologies capitalistes ne se pétrifièrent au XVe siècle. De même que, comparé à eux, le new-dealisme est, à nos yeux, primitif, le stalinisme et le nazisme paraîtront primitifs aux idéologistes de l'avenir.

Les possibilités de l'élaboration philosophique sont infinies, et il ne manquera pas d'intellectuels pour s'y livrer. Les idéologies managériales auront leurs révolutions cartésienne, rousseauiste et kantienne. Mais leur sens général peut être connu dès à présent ; il est visible dans ce qui se passe déjà autour de nous.

XIV-La forme russe

On a écrit de très nombreux ouvrages sur la Russie et sur l’Allemagne contemporaines, mais il en est bien peu qui avaient clarifié le sujet qu’ils traitaient. La raison en est évidente : les gens ne tiennent pas à comprendre la Russie et l’Allemagne, mais à exprimer les sentiments qu’elles leur inspirent. Les hommes semblent ne pouvoir éprouver aujourd’hui à l’endroit de ces deux nations qu’un attachement passionné ou une haine également passionnée. Cette singularité devrait par elle-même suggérer que c’est dans ces pays que l’on est appelé à découvrir la clé historique de notre époque.

Malheureusement, quelque approprié qu’il soit dans certains cas – par exemple quand il s’agit de gagner ou de perdre une guerre – un sentiment passionné est une très faible assise pour la compréhension, Un savant peut détester le fléau qu’il étudie, mais il ne doit pas permettre à cette haine d’escamoter les résultats que lui fournit son laboratoire. L’objet du présent livre est la connaissance et non la passion. Nous cherchons à savoir ce qui se passe en Russie et en Allemagne comme ailleurs et non à porter des jugements et à choisir une attitude.

Un examen attentif et objectif a vite fait de vous renseigner. Il est vrai que les nouvelles venant de Russie et d’Allemagne sont déformées selon les buts de propagande de leurs régimes. On ne peut se fier aux statistiques ; dans de nombreux domaines, ces pays s’abstiennent d’ailleurs d’en publier. Mais un médecin n’a pas besoin de connaître l’état chimique de chaque cellule du corps d’un malade pour diagnostiquer la petite vérole. On peut en savoir suffisamment pour notre objet, sur la Russie et sur l’Allemagne, et c’est là tout ce qu’il nous faut.

* * *

La théorie de la révolution managériale ne prétend pas que la période actuelle ne verra pas de révolutions de la masse ni de révolutions populaires inspirées par les slogans et les idées socialistes. Au contraire. Il s’est déjà produit plusieurs révolutions de la masse, pendant la période de transition rapide qui a commencé en 1914. On peut s’attendre à ce qu’il s’en produise d’autres. Une révolution sociale n’est pas accompagnée nécessairement de mouvements révolutionnaires manifestes de la masse, mais elle l’est le plus souvent. Toutefois, ce qui nous intéresse principalement n’est ni ces mouvements en eux-mêmes ni le signe sous lequel ils se font, mais les conséquences qui en découlent par rapport à la structure sociale.

Ces conséquences coïncident rarement avec les slogans et les idées qui ont inspiré la révolution. Dans bien des endroits de la terre, le capitalisme a été introduit et fortifié à l’occasion de révolutions de la masse ; aucune de ces révolutions n’a, à ma connaissance, proclamé que son objet était l’introduction du capitalisme. Il y avait, il est vrai une certaine corrélation entre les slogans et ce qui s’est passé, car, ainsi que nous l’avons vu au chapitre précédent, ces slogans tendaient à créer un état d’esprit favorable aux institutions capitalistes, mais c’est là une corrélation indirecte. De même une révolution ostensiblement socialiste ne conduit pas nécessairement au socialisme.

Ces remarques préliminaires sont indispensables à la compréhension de ce qui est arrivé en Russie.

Nous avons vu que les managers ont à résoudre un triple problème :

1° Réduire les capitalistes à l’impuissance, d’abord dans leur pays et ensuite dans le monde entier ;

2° amener les masses à accepter la domination managériale et détourner la menace d’une société sans classes ;

3° se disputer entre États directoriaux les premières places dans le monde.

La solution des deux premières questions (la troisième ne pourra jamais être complètement résolue) signifie la destruction des principales institutions et des principales idéologies de la société capitaliste et leur remplacement par celles de la société managériale.

À cet effet, il est nécessaire qu’une grande partie de la masse soit enrôlée, sous des bannières portant des slogans appropriés, aux côtés des managers. Comme les capitalistes, les managers ne forment pas le gros des combattants au cours de la lutte que comporte la transition sociale. Ils laissent à la masse la charge de donner et de recevoir les coups. Même la bataille nécessaire pour convertir la masse à de nouvelles idéologies se livre entre l’une de ses fractions et les autres.

Lorsque les deux premières questions du triple problème sont résolues, la société managériale a remplacé la société capitaliste. Quels que soient les moyens employés, leur solution est la révolution managériale. Mais la structure de la société managériale n’est pas fermement consolidée tant qu’elle n’est pas établie dans le monde entier, c’est-à-dire dans les trois secteurs « centraux » d’industrie avancée dont nous avons parlé au chapitre XII.

Les trois parties du problème managérial ne se situent pas, dans le temps, dans un ordre déterminé. Leur solution peut être obtenue à des moments divers, à des stades divers de l’évolution sociale ; en général, ces questions sont mélangées, à des degrés variables, à chacun de ces stades. La guerre, surtout la guerre mondiale, les mêle inextricablement et précipite les faits.

Les événements de Russie, depuis 1917, illustrent notre théorie d’une façon étonnamment schématique. La première question y a été résolue rapidement et rigoureusement. Les capitalistes, outre qu’ils furent réduits à l’impuissance, furent physiquement éliminés, soit par leur mise à mort, soit par leur émigration. Ils ne furent pas remplacés par d’autres capitalistes, car nous ne comptons pas les petits capitalistes sans importance sociale qui furent tolérés pendant la période de la N.E.P. La classe des capitalistes disparut, ce qui revient à dire que les principales institutions du capitalisme furent supprimées et que la structure économique de la société fut changée.

Dans un certain sens, cette solution rigoureuse ne fut que partielle, puisque seuls les capitalistes russes disparurent, alors que le problème managérial exige leur suppression dans le monde entier ou, du moins, dans les zones principales. Les Russes s’aperçurent bientôt que leurs dirigeants avaient vu juste à cet égard, quand les grandes nations capitalistes, y compromis les États-Unis, envoyèrent des armées en Russie pour renverser le nouveau régime. Mais le régime se défendit avec succès et conclut, avec les capitalistes étrangers, une trêve qui dura jusqu’à la seconde guerre mondiale.

La seconde partie du problème – la soumission des masses – fut laissée en suspens jusqu’à la solution de la première. Ou, plutôt, on employa les masses pour obtenir cette solution tout comme les premiers capitalistes les employèrent naguère pour briser le pouvoir des seigneurs féodaux. Au cours d’un second stade, dont le début se confond avec le premier, la deuxième partie du problème fut résolue. Les masses furent soumises ; leurs obscures aspirations vers l’égalité et une société sans classes furent détournées vers la nouvelle structure comportant la domination d’une nouvelle classe ; on s’arrangea pour les adapter aux idéologies et aux institutions de l’ordre nouveau.

La troisième partie du problème, la rivalité des diverses sociétés managériales, appartient encore à l’avenir. Les manoeuvres qui y préparent, toujours incluses dans les activités des sections de l’Internationale communistes (simples agences des dirigeants russes), sont considérablement hâtées du fait de la guerre. La Russie, premier État managérial, s’apprête à défendre ses droits d’aînesse dans les guerres managériales futures.

L’exemple russe peut parfaitement servir de modèle et être suivi ailleurs, surtout si les conditions y sont comparables à celles de la Russie en 1917. Les facteurs qui déterminèrent ces conditions furent : un développement relativement faible du capitalisme avec une classe capitaliste peu nombreuse ; l’association de cette classe avec le régime tsariste, également faible et discrédité ; la terrible crise sociale, économique, politique et humaine provoquée en Russie par la première guerre mondiale.

Staline émergea de son obscurité des débuts de la révolution à peu près au moment où s’effectuaient la soumission des masses et la consolidation du pouvoir du nouveau groupe dirigeant. Comme il arrive si fréquemment, le nouveau stade du régime soviétique fut marqué par l’élimination des chefs du stade précédent et par l’occupation des positions-clés par des hommes antérieurement subordonnés ou totalement inconnus. Ceux qui avaient réglé la première question, la suppression des capitalistes, furent d’abord dépouillés de tout pouvoir effectif, lors des luttes de factions de 1923-1929, et ensuite tués pour la plupart à l’occasion de procès et de « purges ». Ces retentissants procès publics sonnèrent pour ainsi dire la fanfare finale de la solution de la deuxième question. Les masses convenablement subjuguées, le pouvoir, les privilèges et la plus forte part des revenus publics restèrent aux mains des nouveaux dirigeants, les managers et leurs collègues bureaucrates. En un certain sens, ces purges massives eurent un but symbolique et idéologique. Les purgés avaient déjà été domptés et ils étaient, pour la plupart, décidés à admettre l’ordre nouveau.

Il ne faut pas commettre l’erreur de croire que l’évolution russe dépendait uniquement de la présence de tel ou tel individu, de la vilenie ou de la noblesse (selon le point de vue de chacun) de Staline, par exemple. Si Lénine avait vécu, les choses n’auraient sans doute pas été très différentes. Il est assez significatif que, pendant des années, le collègue probablement le plus intime de Lénine, celui qu’il s’était adjoint pour exercer un contrôle secret sur le parti bolchevik, était le brillant ingénieur – le manager –Krassine. Mais la mort des premiers dirigeants prit l’aspect d’un important acte rituel en imposant au peuple l’attitude qu’exigeait la société managériale et en fortifiant ses institutions.

L’histoire du concept révolutionnaire du « contrôle des ouvriers » éclaire la méthode suivie par les Russes pour réaliser la révolution managériale. « Le contrôle de l’industrie par les ouvriers » a, dès le début, été l’un des slogans de l’aile léniniste du marxisme. La raison en est facile à comprendre. Selon l’idéologie socialiste, la propriété privée de l’industrie doit être supprimée ; les masses ouvrières, dans leur ensemble, doivent être investies du droit de la contrôler. L’acte révolutionnaire le plus important devrait donc être la prise en charge du contrôle de l’industrie par les ouvriers eux-mêmes. D’où le slogan.

Au cours de la révolution russe (comme lors des autres tentatives de révolution qui eurent lieu pendant les vingt-trois dernières années), les ouvriers appliquèrent littéralement le slogan. Dans les usines, les mines, les magasins, etc., ils élurent, dans leurs propres rangs, des comités qui s’emparèrent du contrôle. Ils délogèrent non seulement les propriétaires (qui étaient rarement là pour être délogés, les propriétaires ne s’occupant pas directement de la production de nos jours), mais tous les surveillants et le personnel dirigeant ; ils évincèrent aussi les managers. Les ouvriers pensaient que la révolution devait les débarrasser de tous ceux qui les commandaient et les exploitaient. Ils reconnaissaient que les managers étaient, comme les patrons-propriétaires, du nombre des dirigeants et des exploiteurs du passé et surtout de l’avenir. Les ouvriers se mirent à faire marcher les usines sans eux.

Cela ne dura pas très longtemps. D’abord, les usines et les autres instruments de production ne fonctionnaient pas très bien sous le contrôle des ouvriers; ils se heurtèrent à des difficultés encore plus grandes dans la coordination des diverses usines. Il est inutile de se demander pourquoi. Des comités d’ouvriers élus, dont les membres peuvent être révoqués à tout moment et qui ne possèdent pas la formation voulue, ne semblent pas capables de faire fonctionner des usines modernes, des mines ou des chemins de fer. Il leur est plus difficile encore de collaborer à la direction de branches entières de l’industrie ou de l’industrie dans son ensemble. Peut-être, de nouveaux organismes démocratiques et assez de temps pour acquérir de l’expérience leur permettraient-ils de surmonter ces difficultés. Actuellement, on ne dispose ni du temps ni des organismes nécessaires.

Ensuite, si les ouvriers contrôlaient avec succès la production à sa source, il en résulterait la société sans classes. En conséquence, ceux qui désirent le gouvernement de la société par une classe veulent nécessairement éviter le contrôle de l’industrie par les ouvriers et, en démontrant son inefficacité, ils trouvent des raisons pour l’empêcher. Par-dessus tout, le mouvement vers le contrôle ouvrier se produit dans des périodes d’intense crise sociale, de guerre ou de guerre civile, alors que l’organisation industrielle apparaît comme un besoin impérieux.

Si le contrôle temporaire des ouvriers est remplacé par l’ancien contrôle des propriétaires capitalistes, ainsi que cela se passa en Allemagne, lors des deux crises révolutionnaires qui éclatèrent, l’une à la fin de la première guerre mondiale, l’autre quelques années après, la société revient simplement à sa structure capitaliste antérieure. Si le contrôle des ouvriers est remplacé par le contrôle de fait des managers, soutenus par un nouveau genre d’État, alors le capitalisme, après une crise de transition, se métamorphose en société managériale. C’est ce qui s’est passé en Russie, à la suite d’une série de mesures intermédiaires.

Pendant un temps très bref, après la révolution, nombre d’usines et d’autres entreprises russes furent dirigées par des « comités1s d’usine » élus parmi les ouvriers. Ensuite, la direction « technique » des opérations fut confiée à des « spécialistes », c’est-à-dire des managers, les comités d’usine restant en fonction et exerçant, au moyen du veto, un contrôle effectif sur les managers et sur les « conditions du travail ». Cependant, des bureaux, des commissions et des individus, nommés par le nouveau gouvernement des Soviets, commençaient à coordonner les efforts des diverses usines et des diverses branches de l’industrie. Graduellement, le pouvoir de ces fonctionnaires et celui des managers s’accrurent, forcément aux dépens du « contrôle des ouvriers » et des comités d’usine. Les comités d’usine perdirent leur droit de veto, et toutes leurs prérogatives reçurent une interprétation de plus en plus étroite. La composition des comités fut changée : ils durent comprendre un représentant de l’État, un représentant managérial et un homme qui représentait nominalement les ouvriers, mais ce n’était qu’un faux semblant. Finalement, ces comités perdirent tout pouvoir réel et ne subsistèrent que pour la forme jusqu’à leur disparition complète en 1938. Le contrôle ouvrier avait été transformé en contrôle managérial.

Cette évolution ne se fit pas sans incidents ; incidents violents parfois. Quelques-uns des ouvriers en comprirent la signification: ils s’aperçurent que la révolution qui devait leur apporter la liberté et la fin des privilèges les avait conduits à une nouvelle forme de domination par une classe dirigeante. Ils essayèrent d’empêcher la dépossession de leurs comités ; ils refusèrent d’obéir aux managers ; parfois ils les chassaient ou même les tuaient. Mais, à chaque occasion décisive, l’État, ; l’ « État socialiste ouvrier », que ce fût Lénine ou sous Staline, soutenait non les ouvriers, mais les managers. Une vaste campagne d’ « éducation » fut entreprise pour enseigner au peuple pourquoi le « gouvernement des ouvriers » signifie, en pratique, le gouvernement des managers. Lorsque le besoin s’en faisait sentir, l’éducation par la parole était complétée par celle du camp de concentration, du bataillon de travail forcé ou par un peloton d’exécution.

Les premières années de la révolution, Lénine et Trotsky publièrent tous les deux de brochures et prononcèrent des discours pour défendre la cause des spécialistes, des techniciens, des managers. Lénine déclarait avec emphase que le manager d’une usine doit en être le dictateur ; la « démocratie des ouvriers » dans l’État doit se fonde sur la dictature managériale dans l’usine.

Peut-être ne se rendait-il pas pleinement compte de l’ironie de sa position. En tant que marxiste, il croyait, avec raison, que la base du pouvoir social est le contrôle des instruments de production. En sa qualité de chef du nouvel État, il contribua à réduire à néant le contrôle des ouvriers sur ces instruments et à y substituer celui des managers. Naturellement, les managers des entreprises isolées furent subordonnés à ceux des grands consortiums, aux bureaux et aux commissions dirigeant des secteurs entiers de l’industrie et gouvernant la production sans son ensemble. Chose assez intéressante, bon nombre des hommes qui avaient dirigé des affaires sous l’ancien régime exerçaient les mêmes fonctions sous le régime nouveau. Lénine et Trotsky accablaient de leur mépris les « gauches enfantins » qui s’opposaient à l’utilisation des services des « spécialistes bourgeois ». Les ouvriers en avaient besoin pour faire marcher les usines, et Lénine regrettait qu’il en restât si peu et que la Russie n’eût jamais possédé une équipe suffisante de techniciens spécialisés. On offrit les conditions les plus avantageuses aux « spécialistes bourgeois » étrangers qui consentirent à travailler pour le nouveau régime. La classe des managers, qui ne cessa de s’élever, n’était pas une création nouvelle ; elle n’était que le développement, l’extension d’une classe qui existait déjà dans la société capitaliste, au sein de laquelle son pouvoir et son influence allaient en grandissant.

Nous attachons une importance considérable à ce qu’il est advenu du « contrôle des ouvriers ». De plus, l’expérience russe et nettement typique. Il n’y a pas encore eu d’autres révolutions exactement pareilles à la révolution russe ; mais il s’est produit des douzaines de situations révolutionnaires présentant le même caractère général. Partout, les mêmes tendances se sont manifestées. En Allemagne, dans les Balkans, en Chine, en Italie, en Espagne, au moment de la crise, les ouvriers se sont emparés tout de suite du contrôle des instruments de production. On trouve toujours une formule pour leur expliquer que cela ne peut continuer, et, si la formule ne suffit pas, les canons entrent en jeu.

Il ne nous intéresse pas de savoir si c’est « une bonne idée » pour les ouvriers de prendre le contrôle. Nous nous contentons de constater qu’ils s’efforcent toujours de s’en emparer et qu’ils ne réussissent pas à le conserver. Le fait qu’ils sont incapables de le garder est une preuve de plus que l’heure du socialisme n’a pas encore sonné. Le contrôle et la domination sociale qui en est la conséquence, lorsqu’ils échappent aux capitalistes, ne tombent pas entre les mains des ouvriers, du peuple, mais entre celles des managers, la nouvelle classe dirigeante. Cela s’est produit, au cours de la guerre civile espagnole, dans les territoires loyalistes, notamment en Catalogne. Tout comme en Russie, les ouvriers et les paysans ont commencé à y assumer le contrôle direct des usines, des chemins de fer, des exploitations agricoles. Là aussi, pas immédiatement, mais au cours des deux premières années de la guerre civile, le pouvoir de fait n’est pas resté entre leurs mains ; ils y ont renoncé, soit volontairement, sous la persuasion d’un parti politique, soit sous la contrainte de la force armée et de la prison. Ce ne furent pas les troupes de Franco qui privèrent du contrôle le peuple de Catalogne ; il l’avait perdu bien avant la conquête du pays par l’armée de Franco.

Ces expériences ont reçu leur confirmation dans la doctrine léniniste, non pas tant sous forme d’écrits publics que dans les théories élaborées principalement à l’usage des membres du parti. Le « contrôle des ouvriers », dit à présent la doctrine, est « un slogan de transition » qui n’est plus à propos lorsque la révolution a réussi et que le nouveau régime est établi.

L’explication idéologique que donne le léninisme de ce retournement est que, si les ouvriers doivent se défendre contre l’État capitaliste ennemi, au moyen du contrôle des instruments, ils n’ont nul besoin de se défendre contre le nouveau régime, qui doit être leur État, préoccupé d’édifier la véritable société socialiste.

Cette explication achève de nous éclairer sur la méthode russe d’en arriver à la société managériale. Première étape : suppression des capitalistes à laquelle sont employées les masses et où le « contrôle ouvrier » joue le rôle principal ; deuxième étape : réduction des masses à l’obéissance. Le contrôle ouvrier n’est pas seulement intolérable pour un État capitaliste, il l’est pour n’importe quel État et pour n’importe quelle suprématie de classe. En conséquence, la consolidation du pouvoir managérial exige sa disparition. La doctrine léniniste tire donc des enseignements de l’expérience russe une idéologie favorable aux intérêts des managers.

* * *

La Russie a sans doute été la plus grande énigme politique de la dernière génération, et la solution d’aucune énigme n’a donné lieu à des recherches plus abondantes. Tout le monde s’est trompé en prédisant ce qui allait se passer en Russie. Quelle sorte de société y a-t-on établi ? De quel genre a été la révolution russe ? À quoi mène-t-elle ? Autant de mystères. Chacun sait que la révolution a été faite sous la direction de marxistes absolus, ayant pour but l’établissement de la société libre, sans classes et internationale du programme socialiste ; chacun sait aussi que la Russie d’aujourd’hui n’est ni libre, ni sans classes, n’internationale. L’impérialisme brutal de ce pays lui réussit, du moins quant à présent. Cette « patrie de tous les opprimés du monde » envoie des dizaines de milliers d’êtres devant les pelotons d’exécution ; elle en exile des millions, les enferme dans des camps de concentration, les embrigade dans les bataillons du travail forcé et ferme ses portes aux réfugiés des autres nations. Ce pays « sincèrement hostile à la guerre » accomplit l’acte qui déclenche la seconde guerre mondiale. La nation qui se consacre « à l’amélioration des conditions de travail » invente, avec le stakhanovisme, la forme la plus intense du surmenage. Le gouvernement qui dénonce la Société des Nations comme étant « une caverne de brigands » en devient membre et s’en montre le champion le plus ardent. L’État, qui a demandé aux peuples de la terre de constituer un front populaire des démocraties pour arrêter les agresseurs, passe, d’un jour à l’autre, du camp des démocraties dans celui de leurs ennemis mortels.

Et, néanmoins, malgré la prédiction de son proche effondrement, faite et réitérée par ses amis et ses ennemis, le régime dure, sans interruption, depuis plus de vingt-trois ans.

Ces mystères et ces énigmes et l’inexactitude de ces prédictions s’expliquent par ce fait que l’on considère le phénomène russe en partant de théories fausses. En désespoir de cause, ceux qui le commentent cherchent à excuser leur incompréhension en invoquant « la morbide âme russe ». Les amis de la Russie, désappointés, se plaignent de ce que le gouvernement soviétique n’est pas conséquent avec ses principes, de ce qu’il a « trahi » le socialisme et le marxisme, bref, de ce qu’il a omis de réaliser les espérances de ses amis.

N’est-il pas plus simple – et la science préfère toujours une réponse simple quand on peut en trouver une, – après toutes ces années d’une évolution historiquement continue, de substituer à ces excuses paradoxales une théorie démontrant que la Russie, loin d’avoir démenti ses principes, les observe dans tous ses actes, qu’elle n’a nullement trahi le socialisme, vu que sa révolution n’a jamais eu le moindre rapport avec lui ?

La Russie a été et reste un mystère parce que les théories qui tentent de l’expliquer procèdent de l’une ou l’autre des deux prédictions que nous avons discutées et rejetées au début de ce livre, à savoir celle selon laquelle le capitalisme allait continuer et celle qui annonçait son remplacement par la société socialiste.

Quand elle se produisit, la révolution russe fut tenue par presque tout le monde pour une révolution socialiste. Et presque tout le monde s’accordait à prévoir qu’elle devait aboutir soit au socialisme, soit au retour vers le capitalisme. Il est temps, après vingt-trois ans, de reconnaître pour faux que le socialisme soit la seule alternative du capitalisme ; faux que le capitalisme continuera ; faux que le socialisme le remplacera.

En Russie, les privilèges de certains se sont étendus, mais le capitalisme n’est pas revenu ; il n’y a pas de capitalistes de quelque importance que ce soit, en Russie. L’expansion impérialiste en dehors des frontières nationales elle-même n’amène aucune tendance au retour du capitalisme ; au contraire.

En même temps, il ne s’y manifeste pas la moindre tendance vers la libre société sans classes du socialisme. La démocratie n’existe pas en Russie ; les masses n’y exercent aucun contrôle social, économique ou politique. L’inégalité, du point de vue du pouvoir et des privilèges, y est plus marquée qu’en aucune nation capitaliste. On trouve en Russie non seulement le népotisme et la corruption, mais l’exploitation systématique au profit d’une classe, basée sur la possession de l’économie par l’État.

Il appartient à une théorie correcte d’éclaircir les mystères. La Russie n’a rien de mystérieux quand on l’étudie sous l’angle de la théorie de la révolution managériale. L’évolution russe est, dans ses grandes lignes, exactement conforme à ce que cette théorie permettait de prévoir et la confirme en tous les points.

La révolution russe n’a pas été une révolution socialiste – impossible à notre époque, comme tout l’indique – mais une révolution managériale. Elle n’a pas été la seule révolution managériale possible, mais l’une des variétés possibles, celle que nous avons décrite dans ce chapitre. La crise révolutionnaire a été suivie par la consolidation du nouveau régime de classe très semblable, dans l’ensemble, aux modes de consolidation de certaines révolutions capitalistes.

Le résultat de cette révolution a été le développement de la structure sociale à laquelle nous avons donné le nom de société managériale. Le léninisme-stalinisme, ou bolchevisme, n’est pas une hypothèse scientifique ; c’est une grande idéologie sociale qui rationalise les intérêts des nouveaux dirigeants et les rend acceptables dans l’esprit des masses. Il n’y a nulle inconséquence entre cette idéologie et les purges, les tyrannies, les privilèges et les agressions ; le rôle de cette idéologie est précisément de justifier ce régime de purges, de tyrannie, de privilège et d’agressions.

La Russie est actuellement la nation la plus avancée dans la voie managériale ; ses institutions économiques et politiques sont celles qui se rapprochent le plus de celles de l’avenir. Cela ne veut pas dire qu’elle soit l’exemple d’un État managérial parfait et complètement consolidé. La société managériale sort à peine des limbes. En outre, la situation présente de la Russie est conditionnée par la culture et l’économie arriérées héritées du tsarisme et par le fait que son régime politique est adapté à une période de transition sociale et de crises violentes et répétées.

Qui sont les dirigeants de la Russie ? Évidemment les hommes qui assurent le fonctionnement de ses usines, de ses mines, de ses chemins de fer, les membres dirigeants des commissariats et sous-commissariats de l’industrie lourde, de l’industrie légère, des transports et des communications, les chefs des grandes fermes collectives, les manipulateurs des moyens de propagande, les chefs des innombrables « organisations populaires » ; bref, les managers, avec leurs collègues bureaucratiques et militaires. Le pouvoir et les privilèges sont sous leur contrôle.

Ce sont eux qui ont étendu leur régime au delà des frontières soviétiques pendant la seconde guerre mondiale. Les événements des petits pays voisins de la Russie ont reproduit, à une échelle réduite et quelque peu grotesque, le modèle de la révolution russe ; ils se sont déroulés conformément à la ferme volonté de leur guide. Au fur et à mesure de l’avance de l’armée rouge, les ouvriers et les paysans des pays baltes, de la Pologne orientale et de la Bessarabie, s’emparent du contrôle des industries et des fermes et expulsent les capitalistes qui n’ont pas encore fui. Pendant un laps de temps très court, ils y sont encouragés par les représentants de la Russie. Un semblant de « contrôle ouvrier » s’établit. La première partie du triple problème managérial est résolue, les capitalistes sont réduits à l’impuissance, ce qui n’est pas la tâche la plus importante dans les petits pays en question. Puis, presque sans reprendre haleine, la seconde étape est franchie, dans des conditions bien plus simples qu’elle ne fut en Russie. Les masses sont soumises ; l’armée et la Guépéou, qui surveillent cette opération, en ont aujourd’hui la grande habitude. Les nouveaux dirigeants, c’est-à-dire des managers russes et leurs délégués, arrivent pour faire marcher les usines, les mines, les banques nouvellement acquises. Le contrôle ouvrier n’est plus qu’une fiction ; les soldats et la police renforcent les ordres des managers. Toute l’évolution qui prit en Russie tant d’années est achevée en un ou deux mois.

Que se passera-t-il en Russie au cours des années à venir ?

Le régime révolutionnaire russe a fait preuve d’une force étonnante, dépassant toutes les évaluations. Le désastre a été prophétisé cent fois, mais le régime tient toujours. Il a été fondé dans un pays qui a souffert incommensurablement, plus que toutes les autres, pendant la première guerre mondiale. Il a combattu victorieusement les armées d’intervention envoyées par les grandes puissances ; il a su résister à leurs intrigues leur hostilité continuelles. Il est sorti vainqueur d’une guerre civile qui a duré des années, pendant laquelle son autorité a été réduite à une petite province des vastes territoires russes. Il n’est pas tombé malgré les famines qui ont fait mourir des millions de personnes et malgré de nombreuses et terribles épidémies. Il a pu exiler, emprisonner, fusiller des millions de ses propres citoyens, y compris la majorité des officiers de son armée, sans être sérieusement menacé de révoltes intérieures. L’histoire ne mentionne guère d’autre régime ayant pu sortir indemne de pareilles épreuves. Qu’il en ait été capable ne peut être interprété que comme une démonstration de la force de l’organisation managériale de la société, de sa force, opposée à celle du capitalisme, car le régime russe n’a pas encore eu à lutter contre d’autres régimes directoriaux. De plus, la Russie dispose d’immenses ressources en matières premières, en terres et en hommes.

Il paraît certain aujourd’hui qu’une restauration capitaliste n’aura pas lieu en Russie. Les tendances qui pouvaient la faire espérer ne se sont manifestées que faiblement à l’intérieur du pays et n’ont cessé d’aller en diminuant avec les années. Il n’y a aucune raison de croire qu’elles réapparaîtront dans l’avenir, surtout quand on considère que le capitalisme est près de disparaître mondialement. De l’extérieur, les menaces ont été nombreuses ; certaines d’entre elles auraient pu aboutir à la conquête de la Russie par les puissances capitalistes. Mais le fait que la Grande-Bretagne et la France n’attaquèrent pas la Russie pendant la guerre de Finlande marqua la fin de la période où les nations étrangères capitalistes auraient pu tenter de rétablir le capitalisme en Russie par la force armée.

Il n’en découle pas, cependant, que le régime russe actuel doive continuer longtemps. En dépit de sa force, il comporte de graves faiblesses. Premièrement, le développement technique et industriel de la Russie était extrêmement peu avancé au moment de la révolution. Malgré l’incontestable réussite industrielle du nouveau régime, la Russie reste arriérée comparée aux régions industrielles les plus avancées, l’état arriéré ne se mesure pas seulement à l’équipement plus ou moins bon et abondant, mais aux ouvriers et techniciens plus ou moins compétents et nombreux. Cette dernière faiblesse, qui fait partie du retard général de la culture, exigera, pour être surmontée, non des années, mais des générations

Deuxièmement, les managers russes sont d’une qualité inférieure par suite du niveau industriel et culturel peu élevé de la Russie anterévolutionnaire ; en outre, la révolution n’a pas absorbé tous les managers compétents de l’ancien régime ; elle a édifié trop rapidement la classe managériale, sans laisser aux hommes instruits le temps de mûrir, sans organiser convenablement la formation. Ces facteurs ouvrirent l’accès du nouvel appareil gouvernemental à des gens d’une qualité exceptionnellement basse. Le népotisme, la corruption, le terrorisme et la stupidité sont particulièrement répandus en Russie. Il en résulte que les bureaucrates commettent beaucoup d’erreurs et excitent le ressentiment des masses.

Si la question des interventions étrangères était écartée, ces faiblesses suffiraient à suggérer la probabilité de convulsions internes. Elles auraient pour objet, non le rétablissement du capitalisme, mais une sévère réforme du nouveau régime, réforme que le caractère totalitaire des institutions politiques rend presque impossible par des moyens pacifiques. De telles réformes seraient faites dans l’intérêt des masses comme dans celui des managers les plus compétents, certaines des méthodes des fonctionnaires politiques actuels étant aussi ennuyeuses et gênantes pour les bons managers que pénibles pour les masses.

Mais la question de l’intervention étrangère ne peut pas être écartée. Les nations capitalistes ont montré qu’elles se sentaient incapables de faire la guerre à la Russie. Mais le monde tout entier est en train de se transformer en société managériale. Les avantages que cette structure assurait à la Russie disparaîtront quand elle fera face à d’autres États directoriaux ou quasi directoriaux que ne handicaperont pas les faiblesses dont elle souffre. Comme je l’ai dit au chapitre XII, il est vraisemblable que l’on verra sous peu la Russie se subdiviser en deux sections, occidentale et orientale, gravitant autour des zones-clés qui constituent les bases stratégiques des futurs super-États.

Ce mouvement se dessine déjà. La Sibérie est si loin de Moscou et si mal reliée à la Russie d’Europe qu’elle se penche naturellement vers l’Est ; l’avenir l’intégrera de plus en plus étroitement dans la zone industrielle de l’Asie centrale-orientale. De même, depuis le pacte germano-soviétique, la Russie d’Europe tend à se rattacher à la zone industrielle du centre de l’Europe. Simultanément, les frontières de la Russie s’avancent vers l’ouest, et les relations économiques germano-russes s’accentuent ; des techniciens allemands s’introduisent dans les entreprises russes. Cette infiltration, dont l’importance exacte ne nous est pas connue, représente un grand pas en direction de la fusion de la Russie d’Europe avec l’Europe centrale. Nous pouvons être certains que cette fusion, lorsqu’elle sera complète, trouvera la Russie subordonnée au centre industriel européen-central, et non l’inverse, comme l’imaginent les gens que hante le cauchemar bolchevik. La fusion que nous prévoyons ne s’effectuera sans doute pas sans guerre, l’une des guerres managériales de demain qui se préparent si visiblement autour de nous.

Note. — En dépit de la guerre germano-russe, j'ai préféré ne rien changer au texte rédigé en 1940 et publié au printemps de 1941. Ce livre n'est pas journalistique, mais scientifique. Du point de vue scientifique, la théorie de la révolution managériale est bien mieux vérifiée par sa propriété de rendre les événements intelligibles avant qu'ils se produisent que par sa facilité à utiliser le témoignage de faits déjà accomplis.

La guerre germano-russe me semble confirmer l'analyse fondamentale, objet de ce chapitre, et, en particulier, l'analyse politique résumée au chapitre XII. Cette guerre constitue une partie des moyens grâce auxquels la moitié occidentale de la Russie « s'intègre dans le super-État européen ». Mon texte donne l'impression que cette guerre éclaterait plus tardivement, car telle était mon opinion en 1940. Cette erreur est due à une application trop schématique de l'analyse sociologique et économique au problème en question, et à l'attention insuffisante accordée aux considérations strictement militaires. Toute l'histoire contemporaine démontre qu'une grande partie de la Russie finira par être entraînée dans l'orbite ouest-européen et que la guerre serait l'un des facteurs de cette fusion. Le moment de cette guerre a été déterminé principalement par les exigences de la stratégie militaire.

XV-La forme allemande

QUAND nous avons fini de donner libre cours à l'émotion que nous inspire l'Allemagne en qualifiant sa société de « nihiliste » ou de « barbare », nous n'avons pas résolu le problème scientifique que posent son caractère et sa tendance. Il est évident qu'aucune société organisée — l'Allemagne nazie est certainement une forme de société organisée — ne peut être véritablement « nihilistique » ; et l'expression « barbare » signifie, étymologiquement, «étranger», différent de nous-mêmes.

Les analyses qu'on a tenté de faire de la société allemande contemporaine sont au nombre de deux, La majorité des observateurs tiennent le nazisme pour une forme dégénérée du capitalisme, le dernier stade de ia société capitaliste. Une minorité de critiques, dont le nombre s'accroît depuis quelque temps, estiment que le nazisme est le début d'une forme nouvelle de société ; mais le caractère de cette société n'a pas été clairement défini. L'énergie spectaculaire de l'Allemagne actuelle représente-t-elle les convulsions hideuses de l'agonie, ou les douleurs, non moins horribles, de la naissance ? Telle

est la question à laquelle nous devons répondre afin de comprendre ce qui se passe dans le monde.

Il est indéniable que la société nazie comporte certains éléments qui se retrouvent dans la société traditionnelle capitaliste ; il est non moins indéniable qu'elle en comporte d'autres qui sont étrangers au capitalisme. On pourrait répondre de façons très différentes en jouant sur les mots. Mais nous avons défini avec précision ce que nous entendons par capitalisme, par socialisme et par société managériale. Et ce qui nous intéresse, en Allemagne comme ailleurs, n'est pas la condition statique momentanée, mais le sens du développement, la tendance de l'évolution.

Il convient de répéter ici une observation préliminaire : quand j'emploierai l'expression: une société «décadente », cela signifiera simplement un type de société qui, dans le temps, approche de sa fin. On qualifie souvent l'Allemagne nazie de « décadente » parce que ses dirigeants mentent beaucoup, qu'ils sont traîtres, qu'ils rompent leurs traités, qu'ils exilent, emprisonnent, torturent et assassinent des humains innocents. Il est vrai que les dirigeants nazis commettent de tels actes — comme, du reste, tous les dirigeants de tous les temps s'en rendent coupables, plus fréquemment que nos moralistes voudraient nous le faire croire. Mais il n'est pas exact que de tels actes soient des symptômes typiques de décadence. Il serait impossible d'établir le lien nécessaire entre les mensonges, la terreur et la tyrannie, d'une part, et la décadence historique, d'autre part. Si l'expérience historique devait nous montrer une corrélation à cet égard, elle serait plutôt négative, c'est-à-dire que l'ordre social jeune, nouveau, en voie de formation, est plus enclin que l'ancien à recourir, sur une grande échelle, aux mensonges, à la terreur et à la persécution. La tragédie paraît toujours plus héroïque que la réussite ; les personnages plus nobles sont en général du côté des perdants. Hector fut le plus noble héros de la guerre de Troie ; ce furent les Grecs qui introduisirent, par traîtrise, le cheval creux, et les Grecs furent vainqueurs. Les traits de caractère admirables d'un grand nombre de seigneurs féodaux n'empêchèrent pas leur ruine et celle de leur système. A l'époque de Cervantès, ces traits n'étaient pas imités, mais tournés en ridicule. L'histoire n'enseigne pas que la politesse et la « justice » soient des éléments de succès. Une classe sociale qui s'élève et un ordre nouveau sont obligés de renverser l'ancien code moral aussi bien que les anciennes institutions économiques et politiques. Du point de vue ancien, ils sont évidemment des monstres. S'ils l'emportent, les manières et la morale feront, en temps voulu, partie de leurs préoccupations.

* * *

Tous les marxistes orthodoxes croient que le nazisme est une forme du capitalisme décadent. Pour eux, le fascisme est l'ultime expression du monopole financier-capitaliste. Cette opinion découle de l'assertion selon laquelle «le socialisme est la seule alternative du capitalisme ». Le nazisme n'est certes pas la société libre et sans classes du socialisme ; donc, en vertu de la supposition que nous avons déjà si souvent infirmée, il doit être une forme du capitalisme.

Bien des capitalistes partagent cette manière de voir et, en particulier, avant 1933, un grand nombre de capitalistes allemands que la question intéressait le plus intimement. Leur opinion fut résumée dans un article remarquable publié, par l'un des journaux de l'industrie lourde allemande, à la fin de l'été de 1932 ; il fut reproduit dans Le Lime brun de la Teneur hitlérienne (ce livre a été publié en 1933, Par Alfred A. KNOPF, Inc.) et mérite d'être amplement cité :

« Le problème de la consolidation du capitalisme dans l'Allemagne d'après guerre est gouverné par ce fait que le groupe des capitalistes qui contrôlent l'industrie lourde est devenu trop peu nombreux pour pouvoir conserver sa prédominance à lui tout seul. A moins de recourir à l'aide extrêmement dangereuse de la force purement militaire, il faut qu'il s'allie à des groupements qui lui sont étrangers au point de vue social, mais qui sont susceptibles de lui rendre le service essentiel d'ancrer sa domination dans le peuple et de devenir ainsi son dernier défenseur. Pendant la première période de l'après-guerre, le défenseur « le plus avancé » de la domination bourgeoise fut la social-démocratie.

» Le national-socialisme doit remplacer la social-démocratie en fournissant l'appui de la masse au régime capitaliste en Allemagne.

» ... La social-démocratie possédait, pour cette tâche, une qualité qui, jusqu'à présent, manque au national-socialisme... Ayant été, à l'origine, le parti des ouvriers, la social-démocratie disposait, en plus de son pouvoir purement politique, de l'avantage bien plus précieux et permanent de contrôler les organisations du travail ; en paralysant leur énergie révolutionnaire, il pouvait les enchaîner fermement à l'État capitaliste...

» Pendant la première période de reconsolidation du régime capitaliste, après la guerre, la classe ouvrière fut divisée grâce aux mesures politico-sociales et aux augmentations de salaires vers lesquelles les social-démocrate canalisèrent le mouvement révolutionnaire... A cette déviation de la révolution correspondit le transfert de la lutte des usines et des rues au Parlement et aux Cabinets. La lutte d'en bas se transforma en concessions accordées d' « en haut ».

» A partir de ce moment, les dirigeants des syndicats et les ouvriers qui les composaient furent étroitement attachés à l'État capitaliste et participèrent à son administration, aussi longtemps, du moins, qu'il leur resta quelque chose de leurs victoires passées et que les ouvriers suivirent leurs dirigeants.

» Cette analyse conduit à quatre conclusions importantes :

» 1° La politique du « moindre mal » n'est pas seulement tactique, elle est l'essence de la politique de la social-démocratie ;

» 2° Les liens qui attachent la bureaucratie syndicale à l'État, « par en haut », sont plus efficaces que ceux qui les attachent au marxisme et, par conséquent, à la social-démocratie ; il en est de même par rapport à l'État bourgeois qui cherche à attirer à soi cette bureaucratie.

» Les liens entre les fonctionnaires des syndicats et la social-démocratie subsistent ou se rompent, au point de vue politique, avec le parlementarisme.

» 4° Le régime capitaliste ne peut pratiquer une politique sociale libérale que s'il existe un mécanisme permettant de créer automatiquement des divisions dans la classe ouvrière. Un régime capitaliste qui adopte une politique sociale libérale doit non seulement être entièrement parlementaire, il faut aussi qu'il soit basé sur la social-démocratie et qu'il accorde à celle-ci un nombre suffisant de victoires ; s'il y met fin, s'il en annule les résultats, il faut aussi qu'il sacrifie le parlementarisme et la social-démocratie; il est obligé de substituer à celle-ci une idéologie qui la remplace et d'adopter une politique de contrainte.

» Cette transition, qui est en train de s'opérer parce que la crise économique a, par force, annulé les gains en question, devra passer par une phase extrêmement dangereuse, au cours de laquelle, par suite de la suppression des avantages acquis par la classe ouvrière, le mécanisme qui en dépendait et qui permettait la scission de cette classe cessera de fonctionner, ce qui poussera les travailleurs dans la direction du communisme ; le régime capitaliste s'approche de la conjoncture critique qui l'acculera à la dictature militaire... La seule manière de l'éviter est d'assurer la division et la passivité de la classe ouvrière par des méthodes différentes et plus directes. C'est là l'occasion à saisir et la tâche à assumer par le national-socialisme...

» S'il réussit à gagner les syndicats à une politique de contrainte comme la social-démocratie les avait amenés à une politique libérale, il aura rempli l'une des fonctions essentielles du futur régime capitaliste et prendra place, nécessairement, dans l'État et dans le système social. Le danger du capitalisme d'État, ou même celui de l'établissement du socialisme qu'on évoque souvent pour s'opposer à l'incorporation des syndicats dans le mouvement national-socialiste, sera évité précisément par ce moyen... Il n'existe pas de troisième voie entre la reconsolidation du régime capitaliste et la révolution communiste. »

Remarquons que cette brillante analyse confirme notre jugement sur le rôle social de la social-démocratie, aile réformiste du marxisme, que nous avons considérée comme étant un mouvement capitaliste.

Observons ensuite que cette analyse coïncide exactement avec celle de Lénine. Si sa source n'était pas indiquée, on pourrait l'attribuer aussi bien à une plume capitaliste qu'à une plume léniniste (i). Une telle critique ne saurait évidemment être l'œuvre, ni d'un réformiste, ni d'un libéral. Le plus important est que, comme les léninistes, son auteur croit que le capitalisme n'a pas d'autre alternative que le socialisme ou communisme ; c'est là le point faible de cette analyse. Mais ce défaut ne la rendait

(i) En fait, cette analyse peut fort bien émaner d'un léniniste. Il ne m'a pas été possible de vérifier l'exactitude de cette citation. Le Lime bnm étant un document de propagande du Kominterm destiné à justifier la politique stalinienne en Allemagne, il est possible que la source de cette citation, comme de tant d'autres, soit le cerveau fertile de la Guépéou. S'il eu était ainsi, cela ne changerait rien à ce que je veux démontrer, puisqu'il est hors de doute qu'en 1932 de nombreux capitalistes allemands partageaient les vues qu'exprimé la citation.

pas moins plausible en 1932 ; elle exprimait, pour ainsi dire, la seule chance qui restait au capitalisme. En 1941, neuf années d'expérience nous permettent d'en réfuter la conclusion.

En 1932, il n'était pas déraisonnable de tenir le nazisme pour le dernier stade du capitalisme ; la tendance du nazisme à fortifier ou à maintenir les institutions typiques du capitalisme semblait confirmer cette vue. L'expérience italienne n'avait pas été concluante. On ne pouvait, alors, rien en inférer de certain.

Aujourd'hui, on ne saurait, de bonne foi, considérer le nazisme comme l'organisation politique du capitalisme à son déclin. Comparée à des nations nettement capitalistes telles que la France, avant sa capitulation, l'Angleterre et les États-Unis, et vu les analogies que présentent des situations historiques semblables, l'Allemagne ne manifeste nullement les signes d'une décadence, mais ceux d'une révolution sociale, de la transition à une nouvelle structure de la société.

Avant de passer en revue les plus importants de ces signes, rappelons les difficultés extraordinaires auxquelles l'Allemagne eut à faire face à la fin de la première guerre mondiale. Elle venait d'être vaincue et obligée de signer les conditions de paix les plus dures de l'histoire moderne de l'Europe. Son territoire avait subi d'importantes amputations et elle avait été entourée d'États satellites de ses ennemis. Elle avait été dépouillée de ses colonies, de sa marine marchande et de sa marine militaire ; son armée avait été réduite à un effectif minime. Son peuple était épuisé par la guerre et par la famine. Elle devait payer des réparations, non seulement en argent— ce qu'elle fit principalement au moyen d'emprunts — mais en nature, ce qui impliquait la perte de biens matériels. Ses adversaires détenaient les régions les plus riches du monde. Tel est le cadre dans lequel nous devons placer l'Allemagne contemporaine.

Le nazisme supprima le chômage au cours des deux ans qui suivirent l'accession d’Hitler au pouvoir. Les moyens qu'il y employa ne concernent pas notre étude ; l'important est que ce résultat fut obtenu. Le chômage massif est une indication primordiale de l'écroulement d'une forme donnée de société. Les grandes nations capitalistes ont montré qu'elles étaient incapables de le combattre efficacement. Même après un an et demi de guerre, alors que la « bataille de Grande-Bretagne » durait depuis six mois, il existait, selon les chiffres officiels, sans doute inférieurs à la réalité et qui ne comptaient pas les soi-disant « inemployables », près d'un million de chômeurs en Angleterre. Le fait que l'Allemagne nazie, a éliminé le chômage prouve à lui seul qu'elle avait abandonné le capitalisme et pris le chemin d'une nouvelle forme de société. Ce ne sont pas les éléments capitalistes demeurés dans la structure de l'Allemagne qui lui ont permis de supprimer le chômage ; chacun sait, et bien des auteurs l'ont établi, que c'est l'introduction de méthodes non capitalistes qui a permis de s'en débarrasser.

L'Allemagne a également rejeté les principes de la finance capitaliste. A en croire les « lois » du capitalisme, l'Allemagne aurait dû faire banqueroute il y a cinq ans ; sa monnaie aurait dû être emportée par l'inflation ; l'État n'aurait pas dû pouvoir financer ses vastes entreprises. Mais aucune de ces « lois » ne se vérifia lorsque l'État prit le contrôle de la finance ; grâce au contrôle des exportations et des importations par l'État, l'Allemagne a pu commercer avec l'étranger sans les moyens jugés indispensables par les capitalistes. Les capitaux qui dorment, improductif s, dans les banques des grandes puissances capitalistes ont trouvé à s'investir, notamment dans des entreprises d'État.

Le territoire de l'Allemagne s'est rapidement étendu, d'abord, pendant la paix ; à présent, pendant la guerre. Cette extension ne comprend pas seulement les pays primitivement inclus dans ses frontières, mais aussi des pays attirés dans la sphère d'influence du Reich.

Une rapide expansion territoriale n'a jamais été un signe de décadence, mais de rénovation.

L'Allemagne fait mieux la guerre que les nations capitalistes. Compte tenu des difficultés qu'elle a eu à surmonter pour la préparer, par rapport aux immenses ressources matérielles de la France et de la Grande-Bretagne, la supériorité militaire de l'Allemagne est encore plus remarquable qu'elle ne le paraît. La capacité de bien faire la guerre n'est pas non plus un signe de décadence.

Tous les témoignages dignes de foi et l'expérience commune montrent que le nazisme inspire à des millions de personnes un loyalisme fanatique. Un pareil sentiment n'est jamais voué à un régime décadent ; ceux qui y sont soumis manifestent en général de l'indifférence, du cynisme ou une obéissance empreinte de lassitude.

Un autre signe caractéristique est la jeunesse des principaux dirigeants politiques, économiques et militaires de l'Allemagne ; ils sont, en moyenne, d'une génération plus jeunes que les dirigeants de France et de Grande-Bretagne-Ce fait symbolise qu'au début de la deuxième guerre mondiale les systèmes sociaux de France et d'Angleterre étaient des héritages du passé et que l'Allemagne se tournait vers l'avenir.

Enfin, il y a les fameuses « cinquièmes colonnes » nazies. Elles se composent de personnes qui, au sein d'autres nations, sont plus attachées à l'Allemagne nazie, ou à la conception générale de la vie personnifiée par le nazisme, qu'elles ne le sont au pays où elles résident ou dont elles sont même citoyennes. C'est pour cela que les cinquièmes colonnes authentiques, qu'elles soient nazies ou stalinistes, ne peuvent être supprimées. Leur suppression ne consiste pas à arrêter des espions ou des agents de propagande, mais à changer des sentiments, des convictions intimes, des idéologies, chose que la propagande basée sur les idéologies capitalistes n'est plus en mesure de faire. Comme Staline, Hitler peut toujours compter sur une cinquième colonne dans chaque pays.

Ce phénomène ne s'explique que si Hitler et Staline représentent l'un et l'autre une force sociale révolutionnaire assez puissante pour traverser les frontières du nationalisme capitaliste. Aussi longtemps que le capitalisme a été le régime mondial, le développement d'une cinquième colonne ne pouvait prendre d'importance. Le succès de la cinquième colonne marque l'effondrement du nationalisme capitaliste, de la nation capitaliste en tant qu'ultime entité politique.

Ce fait suffit pour réfuter l'opinion selon laquelle l'Allemagne nazie serait un type de capitalisme, et pour démontrer qu'elle est, au contraire, le stade préliminaire d'un nouveau genre de société. Ce n'est, du reste, pas Hitler qui l'a inauguré ; sa prise du pouvoir n'est qu'une phase de l'évolution managériale, l'expression politique du fait que, pendant les huit dernières années, l'Allemagne a quitté la route descendante du capitalisme déclinant pour s'engager dans la voie ascendante de la société managériale débutante, chargée encore de quelques reliquats du capitalisme.

L'Allemagne présente, à un degré de plus en plus accentué, les changements de structure caractéristiques du passage du capitalisme à la société managériale. Dans le domaine économique, les entreprises privées diminuent d'étendue au fur et à mesure que l'intervention de l'État s'accroît. Aussitôt après l'accession au pouvoir du parti nazi, pendant une brève période, on put croire à une tendance contraire : les quelques entreprises dirigées par l'État sous la république de Weimar furent remises aux mains des capitalistes privés. Mais cela ne dura pas. L'État intervint, de toutes manières, dans l'économie ; il se réserva plus spécialement les nouvelles industries. Il ne faut cependant pas se borner à noter celles qu'il possède ouvertement, d'une façon légale ; il contrôle virtuellement avec sévérité toute l'économie, et nous savons que le contrôle des instruments de production est un facteur décisif ; les formes légales de propriété, et même le traitement préférentiel dans la distribution des revenus sont, en fin de compte, subordonnés au contrôle de fait. Même là où des propriétaires privés subsistent en Allemagne, ils ne sont pas réellement les maîtres ; ils ne sont pas libres de décider ce qu'ils fabriqueront ou ne fabriqueront pas ; ils n'établissent ni les prix ni les salaires ; ils ne peuvent acheter les matières premières de leur choix ni chercher les débouchés les plus avantageux. Ils n'ont, en général, pas le droit d'investir ou de ne pas investir à leur gré leurs bénéfices. Bref, ils ne sont plus effectivement propriétaires et capitalistes, quels que soient les certificats déposés dans leurs coffres.

En Allemagne, la réglementation de la production n'est plus abandonnée au marché. Ce sont des bureaux et des commissions d'État qui décident la nature et la quantité de ce qui doit être produit, qui ordonnent la construction des usines nouvelles et la démolition des vieilles, qui distribuent les matières premières et les commandes, qui fixent ce que chaque branche de l'industrie doit fabriquer et quelles marchandises doivent être exportées. Ces décisions ne sont pas dictées par les exigences du profit au sens capitaliste. Si l'on juge, par exemple, qu'il est opportun de produire tel ou tel succédané de caoutchouc, de laine ou de tel aliment, on le fera, dût-il en résulter une lourde perte. Les banques et les individus sont forcés d'investir leurs fonds sans qu'il soit tenu compte de leur opinion personnelle quant aux risques que ce placement leur fait courir.

Il est littéralement vrai de dire que l'économie nazie n'est déjà plus une « économie du profit ».

De leur côté, les ouvriers ne sont plus les « libres prolétaires » du capitalisme. Sous le régime nazi, ils ne chôment pas, mais ils ne peuvent, individuellement ou par l'intermédiaire de leurs organisations, discuter leurs salaires ou changer d'emploi à volonté. Leurs tâches leur sont assignées, les conditions de leur travail sont déterminées par les bureaux d'État. Des millions d'entre eux sont affectés aux vastes entreprises de l'État.

Pour 1939, selon l'évaluation la plus basse, le pourcentage du revenu national représentant les activités directes de l'État s'élève à 50 p. 100. Un statisticien new-yorkais estime à 5 p. 100 la part du revenu national allemand réservée aux profits et aux intérêts ; et encore l'État s'en approprie-t-il la plus grande partie sous forme d'impôts et de « contributions ». Les capitalistes allemands, en leur qualité de capitalistes (et non toujours en tant qu'individus pouvant exercer d'autres fonctions), perdent leur position de classe dirigeante depuis que le contrôle des instruments de production leur échappe. Ils deviennent, de plus en plus, des pensionnés tolérés et approchent rapidement de l'impuissance sociale.

Leur déchéance s'accompagne de l'élévation de la classe qui domine en Russie, celle des managers et de leurs collègues bureaucratiques et militaires. Cette classe (où quelques capitalistes individuels ont pris place) détient aujourd'hui en Allemagne le pouvoir effectif et reçoit la part du lion. La loi nazie commence à reconnaître ouvertement la position réelle du manager. C'est, par exemple, le manager de facto d'une usine qui arbitre en dernier ressort les conflits du travail ; il a le droit de contrôler l'accès aux instruments de production et ce droit est défendu par l'État.

Il est étrange qu'on n'ait pas encore remarqué combien les managers sont rares parmi les exilés volontaires ou forcés d'Allemagne ! Ce sont des artistes, des écrivains, des idéologistes, des philosophes, des politiciens, des marchands, des professeurs, des médecins, des hommes de loi, des capitalistes juifs ou chrétiens, mais on ne compte, parmi lés adversaires irréductibles du régime, presque aucun manager. Il ne faut pas s'en étonner : les managers comprennent que la société qui se forme est leur société.

L'Allemagne est aujourd'hui un État managérial au premier stade de son développement. Elle est moins avancée que la Russie dans la voie de la société managériale en ce qui concerne la structure ; elle conserve encore certains éléments capitalistes. On peut dire que les institutions managériales grandissent à l'intérieur du cocon capitaliste qui leur sert d'enveloppe protectrice et cache la vie qu'il renferme. C'est la direction qui importe, et la direction qu'a prise l'Allemagne la conduit à abandonner ce qui lui reste d'éléments capitalistes. Bien que sa structure managériale soit moins avancée, elle n'offre pas les faiblesses de la Russie. Ses bases industrielles et techniques sont bien plus fortes ; la classe managériale est plus nombreuse, plus instruite, plus capable. C'est pourquoi le pacte ne causait à Hitler aucune inquiétude ; il savait que la Russie était le partenaire le plus faible.

* * *

Résumer le caractère de l'Allemagne actuelle en disant qu'elle a une « économie de guerre » implique de graves erreurs.

D'abord, il faut comprendre que toutes les économies sont des économies de guerre. Supposer que l'« économie de guerre » est un genre particulier d'économie repose sur l'idée naïve que la guerre est un événement exceptionnel dans l'histoire des sociétés humaines. La guerre est, jusqu’a présent et dans l'avenir prévisible, une partie normale et intégrale de toutes les sociétés humaines. Tous les groupes sociaux, tribus, empires, villes indépendantes, nations, y compris toutes les nations capitalistes, ont continuellement fait la guerre. Elles ont été en guerre la plus grande partie du temps, et, quand elles ne se battaient pas, elles se remettaient de la dernière guerre tout en préparant la suivante. Constater ce fait n'est pas dire que la guerre est « une bonne chose » ; c'est simplement dire la vérité.

Il est ridicule de déclarer que l'Allemagne nazie avait une économie de guerre tandis que l'Angleterre et la France ne l'ont ou ne l'avaient pas. Tout bonnement, l'Allemagne nazie avait une économie de guerre meilleure, plus efficace que celles de ses adversaires ; si l'on tient compte de leurs ressources matérielles respectives, son économie était beaucoup meilleure. L'Angleterre et la France ont gagné la première guerre mondiale et ont organisé le monde de la manière qu'elles croyaient le mieux adaptée à leurs buts de guerre. Dès avant la fin de la première, elles se préparaient pour la seconde guerre mondiale. L'Angleterre n'a pas coulé sa flotte, elle n'a pas rasé ses bases sur l'Océan ; la France n'a pas renoncé à la conscription et n'a pas construit de maisons ouvrières au lieu de la ligne Maginot.

Ensuite, il n'est nullement vrai que toutes les « économies de guerre » sont pareilles. Qualifier une économie donnée d'« économie de guerre » ne nous apprend rien. Les sociétés se préparent à la guerre et la font conformément à leur nature. En temps de guerre, les relations sociales se resserrent, mais elles ne sont pas fondamentalement modifiées. Une société féodale ne cesse pas d'être féodale quand elle fait la guerre, occupation constante de la classe dirigeante dans la société féodale. Une société capitaliste ne cesse pas d'être capitaliste quand elle se met en guerre ; elle combat en capitaliste dans les conflits capitalistes. Il n'est même pas exact qu'une nation démocratique cesse d'être démocratique lorsqu'elle se bat : l'Angleterre et les États-Unis ont-elles cessé d'être des démocraties au cours de leurs nombreuses guerres du XIXe siècle ? C'étaient des démocraties capitalistes qui se battaient en démocraties capitalistes.

On objecte à cela que la « guerre moderne est différente », que c'est une « guerre totale » qu'on fait selon « les méthodes totalitaires ». Oui, en effet, la guerre moderne est différente, et la raison en est que la guerre moderne a cessé d'être la guerre capitaliste. La première guerre mondiale a été la dernière grande guerre de la société capitaliste. Elle a déjà obligé les nations belligérantes à modifier leurs institutions, mais moins profondément qu'on ne croit se le rappeler aujourd'hui. La deuxième guerre mondiale est la première des guerres de la société managériale ; les institutions capitalistes n'ont aucune chance d'en sortir victorieuses ; il faut qu'elles se transforment pour pouvoir gagner la guerre, et non pas seulement pour la durée des hostilités. La guerre décide aussi bien de la survivance des systèmes sociaux que de celle des nations. Le fait que les méthodes de guerre ont changé n'est qu'un aspect du changement qui s'opère dans l'ensemble de la société.

Troisièmement, il y a lieu de noter que « l'économie de guerre » n'est pas uniquement l'économie de « guerre ». La guerre s'intègre dans l'évolution sociale, et les mesures qu'elle fait prendre ne sont pas exclusivement relatives à la lutte. Il peut sembler absurde et d'un gaspillage déplorable que l'on construise des routes, qu'on étende les moyens de transport et de communication, qu'on vende davantage de marchandises, qu'on stimule les inventions, qu'on élève des maisons pour préparer et faire la guerre. C'est pourtant ce qui se passe très souvent. Les noms que nous donnons aux choses dépendent des intérêts qu'elles touchent. Si, étant donnés nos intérêts et nos craintes d'à présent, nous qualifions l'économie nazie d'« économie de guerre », nous pourrions, en nous plaçant à d'autres points de vue, appeler l'économie qui a bâti près de deux millions de maisons ouvrières «économie de l'habitation », ou «économie de l'emploi total de la main-d'œuvre », ou « économie des autostrades », ou « économie de l'aviation ». De 1933 à 1938, la production des armements a augmenté de 300 p. 100 en Allemagne ; mais la production et la distribution des denrées essentielles, vêtements et nourriture, bases du niveau de vie, s'est également accrue d'un tiers (i).

Enfin, il convient d'observer que si un type de structure économique permet à une nation de faire la guerre mieux que ne le permettent d'autres types d'économie, toutes les nations situées dans la sphère d'opérations de cette nation donnée — c'est-à-dire, aujourd'hui, l'a planète entière — sont obligées d'adopter le type d'économie en question.

C'est sans doute regrettable, mais cette conséquence ne peut être évitée. Si la structure économique managériale est supérieure — ainsi qu'elle le prouve — pour les besoins de la guerre, à la structure capitaliste, cette raison suffirait, même s'il n'y en avait pas tant d'autres, à faire substituer mondialement l'économie managériale à l'économie capitaliste.

* * *

La méthode allemande d'établir la société managériale diffère à bien des égards de la méthode russe. Cette différence est l'un des principaux facteurs qui ont masqué l'identité de la tendance de l'évolution de ces deux pays. Nous avons vu qu'en Russie l'on a procédé dans l'ordre suivant : i° élimination rapide des capitalistes du pays, et, en même temps, éloignement de ceux de l'étranger ;

(i) Ces chiffres ont été donnés dans le numéro du 6 décembre 1940 de United States News, revue qui fait autorité. Selon cette revue, l'analyse des méthodes économiques nazies, d'où ces chiffres sont extraits, était faite en vue d'une étude pour le ministère de la Guerre.

2° soumission graduelle des masses aux institutions managériales ; 3° luttes futures avec des sociétés managériales rivales.

En Allemagne, l'ordre des deux premiers stades a été inversé ; on a : i° soumis assez promptement les masses, afin d'éviter la reproduction du modèle russe et de prévenir leur poussée vers une société libre et sans classes ; on leur a entonné une idéologie managériale et on a, petit à petit, étendu les institutions managériales ; 2° la réduction graduelle des capitalistes allemands à l'impuissance a été menée de front avec l'attaque directe contre les capitalistes étrangers et contre les institutions du capitalisme mondial ; 3° luttes futures contre des sociétés managériales rivales.

La méthode allemande permet d'utiliser les capitalistes à la soumission des masses, et les masses lors de la réduction à l'impuissance des capitalistes. La « soumission des masses » ne signifie pas seulement la terreur physique ; les terroriser s'avère, à la longue, moins important que de les gagner, de faire naître en elles un état d'esprit qui les porte à abandonner à la fois le capitalisme et la lutte pour le socialisme et à accepter la domination managériale. C'est en collaborant à cette œuvre de persuasion que les capitalistes ont aidé à préparer leur propre ruine. En soutenant le parti nazi, ils ont empêché la répétition du scénario russe ; en Allemagne, les masses ont été subjuguées par des moyens incompatibles avec le maintien de la domination capitaliste, et qui préparaient exclusivement la victoire des managers.

Le dernier paragraphe de la citation reproduite plus haut indique que les capitalistes pressentaient ce qui allait se passer. Néanmoins, l'alliance d'une partie d'entre eux avec les nazis se justifiait sans doute par les circonstances ; leur seule alternative eût été la méthode russe, à savoir leur élimination immédiate. Les nazis leur donnaient au moins le temps de respirer ; la mort qu'ils leur infligent est plus lente ; même après huit ans, les capitalistes allemands n'ont pas encore disparu ; leur sort n'en est pas moins réglé.

Mais, individuellement, il leur est possible de survivre à la suppression de leur classe. Les plus vigoureux et les plus capables, techniquement, des capitalistes allemands ont pu, en devenant managers, s'intégrer dans l'ordre nouveau.

De toutes les grandes nations, l'Allemagne était celle qui avait les plus mauvaises cartes dans le jeu capitaliste ; il était naturel qu'elle fût la première à se tourner résolument vers la nouvelle structure sociale, tout comme il était naturel pour la France, l'Angleterre et les États-Unis de se cramponner au capitalisme. Pourquoi courraient-elles les risques d'un nouveau jeu alors que l'ancien leur réussit mieux qu'aux autres ?

Le nazisme a procuré à l'Allemagne une avance considérable sur toutes les autres grandes puissances, à l'exclusion de la Russie, dans la préparation au nouvel ordre mondial. Nous avons vu que l'un des foyers des futurs super-États est la zone européenne d'industrie avancée. Dès 1933, les frontières de l'Allemagne renfermaient une grande partie de cette zone. Sa première grande tâche politique extérieure consistait à étendre sa base stratégique de façon à englober, directement ou indirectement, la totalité de la zone européenne d'industrie avancée ; c'était acquérir, automatiquement, la domination de fait de l'Europe entière.

Le plébiscite de la Saar, en 1935, a commencé cette extension. Depuis lors, elle s'est poursuivie avec persistance. La suite des succès nazis ne s'explique que par la faiblesse croissante de la structure sociale capitaliste. L'Allemagne conservait, il est vrai, de nombreux éléments du capitalisme, mais ce n'était pas d'eux qu'elle tirait sa force ; elle la tirait de ce qui la distinguait de la France et de l'Angleterre, c'est-à-dire des éléments managériaux de son organisation.

La Saar, l'Autriche, la Tchécoslovaquie et Memel furent incorporées sans guerre. Les nazis auraient volontiers continué leurs conquêtes sans y recourir ; du moment qu'ils atteignaient leurs buts, la paix ou des combats insignifiants étaient préférables à la guerre.

Enfin, en 1939, la France et l'Angleterre comprirent que la continuation de cette tactique aboutirait à leur perte et qu'elle continuerait. Elles avaient essayé de tous les moyens pour éviter la guerre et pour s'aveugler sur ce qui se passait. Mais Munich ne fut pas plus efficace que leurs menaces, et il leur fallut, avec désespoir, se résigner à la guerre. Les nazis crurent peut-être que le pacte germano-soviétique l'éloignerait en les effrayant. Après avoir conquis la Pologne, Hitler leur proposa encore un compromis, mais il s'agissait maintenant pour la France et pour l'Angleterre de vivre ou de mourir socialement et nationalement ; elles se jetèrent dans la lice et l'Allemagne fut obligée d'accepter leur défi.

Jusqu'à la capitulation de la France, le début de la guerre fut, en réalité, la suite de l'extension stratégique commencée en 1935. Cette phase, consolidation de la base européenne, est définitive ; quels que soient les résultats de la suite de la guerre, dont les prochaines phases seront, en fait, d'autres guerres, cette consolidation demeurera acquise. Elle est fondamentale pour la politique mondiale de la société managériale et subsistera, même si le régime actuel de l'Allemagne doit être entièrement détruit. Personne, pas même les hommes d'État britanniques, ne croit plus qu'une Europe subdivisée en une vingtaine d'États souverains soit encore possible. A supposer que l'on conserve les États, ils ne seront guère que des fractions administratives d'une grande collectivité. Toute tentative de rediviser l'Europe s'effondrerait non en vingt ans, comme après le traité de Versailles, mais en vingt mois.

Une fois achevée cette première phase de la guerre, l'Allemagne était naturellement désireuse d'y mettre fin ; elle avait consolidé sa base continentale seule, l'Angleterre était économiquement et socialement impuissante et tenue de graviter dans l'orbite européenne. Aussi Hitler s'efforça-t-il, pendant l'été de 1940, de faire la paix avec la Grande-Bretagne plus activement encore qu'il n'essayait de la conquérir militairement.

Dès Mein Kampf, Hitler considérait qu'une entente entre l'Allemagne et l'Angleterre serait plus avantageuse au super-État européen de l'avenir que la conquête de la Grande-Bretagne par l'Allemagne. Celle-ci amènerait la plus grande partie de l'Empire britannique à se dissocier et à se rattacher aux sphères d'influence de l'Asie centrale et des États-Unis, tandis qu'un accord, où l'Angleterre serait nécessairement subordonnée, tendrait au rattachement de l'Empire britannique à la zone centrale-européenne. Mais les capitalistes anglais pesèrent ce qu'il en coûterait et décidèrent de poursuivre la lutte.

Ainsi, pendant que j'écris, a lieu la seconde phase de la guerre, qui est, au fond, une seconde guerre. Elle a pour objet de ruiner, à l'étranger, les capitalistes et les institutions du capitalisme, en commençant par l'Empire britannique, la plus vaste et la plus typique des institutions capitalistes du monde. Il est intéressant de remarquer que cette tâche est entreprise par l'Allemagne avant que soit achevée la réduction à l'impuissance des capitalistes allemands. L'histoire offre souvent de tels chevauchements.

Le résultat gêner al de la seconde guerre est sûr d'avance. Il l'est parce qu'il ne dépend pas de la victoire militaire de l'Allemagne, qui est, en tout cas, probable. La situation désespérée des capitalistes britanniques a été démontrée, dès le début de la seconde guerre, par le fait qu'ils n'ont absolument pas de « buts de guerre » ou « plans de paix ». Pendant les premiers dix-huit mois de la guerre, leurs porte-parole n'ont même pas prétendu pouvoir formuler de buts de guerre. Ils ne peuvent pas en avoir, parce que ceux qu'inspirerait le capitalisme sont irréalisables. Quels que soient ses alliés européens, la Grande-Bretagne ne peut espérer conquérir le continent ; et, si elle réussissait à le conquérir, elle ne saurait le gouverner. Les révolutions du continent, même si elles abattaient le régime hitlérien, ne profiteraient pas à l'Angleterre ; de plus, elles ne parviendraient pas à diviser l'Europe en États pleinement souverains. Le résultat final serait le même que celui qu'apporterait la victoire militaire de Hitler : la consolidation de la base stratégique européenne et l'obligation, pour l'Angleterre, de s'y intégrer. Les hauts et les bas de la guerre, les révoltes des masses seront susceptibles de retarder cette issue finale, de faire régner le chaos pendant la période intermédiaire, mais rien n'indique qu'elle puisse être fondamentalement différente.

Mais la consolidation de la zone centrale européenne ne marquera pas la fin de l'évolution politique du monde. Il restera à régler les désaccords avec les autres États managériaux : avec la Russie, notamment, sans parler des luttes entre les centres européen, asiatique et américain pour la distribution du reste du monde. Bien que la perspective de ces guerres s'étende dans un avenir lointain, leurs premiers prodromes s'aperçoivent déjà. Dès la fin de 1940, il était clair que le foyer de la guerre se déplaçait, que le résultat de la lutte européenne était déjà acquis dans ses grandes lignes et qu'une troisième phase commençait, au cours de laquelle les puissants adversaires de l'avenir •— les trois structures politiques basées sur les trois zones industrielles centrales — entreprenaient de mesurer leurs forces. La parole n'était plus à Chamberlain, à Churchill, à Bevin, à l'Angleterre, mais à Roosevelt et aux États-Unis. Ces conflits entre les super-États en voie de formation ne se termineront pas avec cette guerre. Ainsi que nous l'avons dit, il est certain que leurs résultats ne seront pas concluants, puisque aucune des trois zones centrales ne peut fermement conquérir aucune des deux autres. Cela n'empêchera pas ces guerres d'avoir lieu ; elles décideront, à diverses reprises, de la distribution du reste de la planète.

L'effet social-révolutionnaire de la guerre, qui a débuté en septembre 1939, est nettement visible. Du point de vue de l'Allemagne, il est triple. Premièrement, les armées nazies apportent les idées et les institutions révolutionnaires dans les pays qu'elles conquièrent, tantôt en les imposant, tantôt par contagion, comme en France, où la défaite militaire eut des conséquences semi-révolutionnaires.

Deuxièmement, les pays ennemis de l'Allemagne comprennent qu'ils ne peuvent rivaliser avec elle qu'en adoptant non seulement ses méthodes militaires, mais le type d'institutions et d'idées qui caractérisent la société allemande. Pour la vaincre, il leur faudrait même s'avancer plus qu'elle dans la voie de la société managériale, car, de même que la force de l'Allemagne provient des éléments non capitalistes de son régime combinés avec son industrie perfectionnée, de même ses faiblesses sont dues principalement à ce qu'elle a conservé de l'économie capitaliste.

Troisièmement, la guerre hâte la révolution à l'intérieur de l'Allemagne, les guerres accélérant toujours le rythme des tendances sociales : l'emprise de l'Etat sur l'économie s'accentue ; on achève la réduction à l'impuissance des capitalistes ; le gouvernement se concentre de plus en plus entre les mains des managers et de leurs collègues bureaucratiques et militaires ; les idéologies managériales accroissent leur influence, ainsi que le reflètent les discours de Hitler.

L'Allemagne et avec elle toute l'Europe abandonnent le capitalisme et se rapprochent de la structure managériale. On ne reviendra pas en arrière ; le capitalisme ne sera pas rétabli. Les capitalistes britanniques et américains ont beau rêver d'une docile nouvelle république de Weimar, ou d'une monarchie allemande amicale, ou d'une Europe subdivisée en un nombre encore plus grand de petits États que ne le stipulait le traité de Versailles; leur rêve est absurde ; il n'était déjà pas réalisable en 1920 ; il l'est infiniment moins en 1940 !

Les capitalistes allemands aussi rêvent sans doute d'un rétablissement du capitalisme ; ils espèrent que, si l'Allemagne doit être définitivement victorieuse, ils reverront la « liberté » et retrouveront leur pouvoir et leurs privilèges. Il est possible que des politiciens nazis, que Hitler lui-même caressent une telle perspective. Mais Û est trop tard ; il s'est passé trop d'événements ; les serviteurs ont dépassé leurs maîtres ; les institutions et les idéologies ont subi de trop profonds changements. Pourquoi les managers qui détiennent le pouvoir y renonceraient-ils ?

Et les masses populaires ne permettraient pas qu'on renverse la vapeur. Le retour au capitalisme signifierait pour elles le retour au chômage, aux humiliations, à la confusion, à la torpeur morale et sociale de 1932. Quelque dur que soit leur sort sous le régime nazi, elles n'espèrent l'améliorer que plus loin, dans la voie où l'on s'est engagé, et non en rebroussant chemin. Si le régime hitlérien devait quitter cette route et laisser sa tâche inachevée, il lui faudra céder la place à un régime nouveau plus résolument managérial.

Deux événements récents, secondaires par eux-mêmes, symbolisent de façon frappante le fait que la révolution sociale allemande est définitive. L'un est que Schacht a quitté le premier rang ; l'autre est l'exil de Thyssen. Schacht n'était pas personnellement un grand capitaliste ; il était le représentant qualifié des capitalistes, rôle qu'il continua de jouer pendant les premières années du nazisme, car le nouveau régime lui fit bon accueil et l’utilisa. Puis la révolution le dépassa. Il aurait peut-être désiré, comme les Russes purgés, fusionner avec l'ordre managérial. Mais, de même que les procès et les exécutions russes, sa retraite virtuelle symbolisa la mort de l'ancien régime. Thyssen, lui, était l'un des plus grands capitalistes, et, avant 1933, il fut, parmi les grands capitalistes, le principal adhérent au nazisme. Son exil et sa répudiation du nazisme symbolisent la reconnaissance, par le capitalisme allemand, de l'erreur qu'il avait commise en espérant que le nazisme sauverait le capitalisme.

Il n'est pas question de considérer le nazisme comme l'aboutissement de la révolution ; il ne représente aujourd'hui qu'une forme primitive de la société managériale. Lorsque celle-ci sera mondialement consolidée, le nazisme n'en sera plus qu'une vague ébauche. Il n'a fait qu'établir irrévocablement la tendance de l'évolution sociale. Ce n'est pas non plus le type définitif de l'État futur que « l'Allemagne » d'aujourd'hui. Ce qui émergera sera un super-État, basé sur la zone européenne d'industrie avancée. L'Allemagne de 1933 et d'à présent est, au premier stade de son développement, le noyau de ce super-État.

XVI-L'avenir des Etats-Unis

DEPUIS un an ou un peu plus, la doctrine de 1'«isolationnisme » a perdu sa faveur auprès du public, aux États-Unis, et les politiciens isolationnistes sont devenus l'objet de la risée générale quand on ne les traite pas de cinquième colonne. Ainsi qu'il arrive fréquemment, c'est pour des motifs erronés que le sentiment public a changé.

Ce qu'on discute le plus souvent est l'isolationnisme militaire, la question de savoir si une nation étrangère pourrait réussir à envahir les États-Unis. A ce point de vue spécial, les isolationnistes ont sans doute raison. Quelques bombardements sporadiques, quelques raids de sous-marins, voire de brèves incursions armées en quelques endroits du pays pourraient se produire, mais la conquête du continent américain par une force armée étrangère est exclue de l'avenir immédiat. Les océans demeurent des barrières efficaces ; ceux qui en doutent n'ont qu'à évoquer l'échec de la plus forte machine militaire du monde devant les trente kilomètres du pas de Calais.

On ne peut prendre plus sérieusement une conquête graduelle, en partant de bases établies en Amérique du Sud. Supposons, par exemple, une armée étrangère occupant une base au Brésil ; ce serait évidemment désagréable ; mais une armée moderne ne se bat pas avec des grains de café et des plantes tropicales. Les seules zones qui puissent fournir à une armée moderne ce dont elle a besoin sont les trois zones d'industrie avancée situées respectivement en Europe, en Asie et aux États-Unis. Les managers ont beau être habiles, ce ne sont pas des magiciens, et ils ne seraient pas capables de transformer le Brésil en une zone rivale d'industrie avancée, ni en un mois, ni en une année, ni en dix ans.

Mais le problème fondamental de l'isolationnisme n'est pas celui de l'isolationnisme militaire ; c'est .celui de l'isolationnisme social.

Or, au point de vue social, les États-Unis sont indissolublement liés au reste du monde moderne ; leur vie dépend des relations qu'ils ont avec le reste du monde ; les mêmes forces sociales y sont à l'œuvre que dans les autres pays ; leur développement est légèrement retardé du fait de l'isolement géographique et des immenses avantages matériels dont les États-Unis ont joui dans le passé ; néanmoins, ces forces y opèrent aussi sûrement que partout ailleurs.

Si nous passons en revue ce qui s'est passé aux États-Unis depuis dix ou quinze ans, nous trouvons, comme chez les autres grandes puissances, les facteurs caractéristiques de la dissolution de la société capitaliste et de la croissance de la structure sociale managériale.

Les États-Unis n'ont évité ni le chômage massif, ni les crises agricoles, ni l'augmentation gigantesque de la dette, ni l'inutilisation des capitaux, ni l'inaptitude à utiliser les possibilités techniques. Si la réduction du secteur de l'industrie privée n'est pas encore aussi avancée qu'en Russie et en Allemagne, la tendance dans ce sens n'en est pas moins évidente. Comme dans les autres pays, un pourcentage sans cesse croissant d'entreprises sont directement gérées par l'État, et le reste de l'économie subit, dans une mesure toujours plus grande, le contrôle gouvernemental.

Les grands capitalistes ont, de plus en plus, laissé entre les mains des managers le contrôle de fait des instruments de production sur lequel s'appuie le pouvoir social. Comme partout, les idéologies capitalistes perdent aux États-Unis la faculté d'émouvoir les masses, et la structure politique se modifie, dans le sens de l'économie managériale, avec une rapidité incontestable.

Et ce n'est pas tout : cet éloignement du capitalisme en direction de la société managériale s'exprime déjà, aux États-Unis, d'une façon spécifiquement américaine, par le New Deal, dont nous avons, plus haut, examiné quelques aspects idéologiques.

Il faut prendre garde de ne pas identifier le New Deal avec Franklin Roosevelt et sa politique. Roosevelt est un démagogue brillant et populaire qui n'a nullement créé le New Deal, mais qui s'en sert quand cela convient à ses buts. Le New Deal est issu de la poussée interne que subit la société moderne, des forces qui travaillent à supprimer le capitalisme et à le remplacer par une nouvelle organisation sociale, les mêmes forces qui, dans des conditions locales différentes, ont produit les révolutions russe et allemande. Les partisans les plus fermes du New Deal ne sont pas Roosevelt ou les autres politiciens adeptes du New Deal, ce sont les plus jeunes parmi les administrateurs, les spécialistes, les techniciens et les fonctionnaires au service de l'État, ceux qui font effectivement marcher les entreprises gouvernementales, en bref-lés managers. On compte dans leurs rangs des hommes aux idées claires, confiants et agressifs. Bien que nombre d'entre eux soient teintés de marxisme, ils n'ont pas assez de confiance dans la masse pour adopter l'idéal d'une société libre et sans classes. En même temps, ils manifestent parfois ouvertement leur mépris pour les capitalistes et les idées capitalistes. Ils sont prêts à travailler avec n'importe qui et ne sont pas délicats au point de vouloir que leurs paroles coïncident avec leurs actes et leurs objectifs. Ils se croient capables de diriger le pays et ils aiment diriger.

Il importe de préciser que Roosevelt n'est pas le New Deal, afin de comprendre que la direction représentée par le New Deal ne dépend en aucune façon de lui. Sa présence ou son absence ne change pas de 10 p. 100 l'évolution générale.

Avec l'instauration du New Deal, les modifications auxquelles j'ai si souvent fait allusion se sont opérées à une cadence accélérée. Le pourcentage du revenu national produit par des entreprises gouvernementales a doublé en cinq ans. Un pourcentage important de la population est devenu dépendant de l'État pour vivre. Le contrôle de l'État s'est étendu à toute l'économie ; l'agriculture n'a pu subsister qu'avec le contrôle et grâce aux subventions de l'État. Les règlements touchant l'importation et l'exportation ont été multipliés, orientant le commerce extérieur vers le monopole d'État qui caractérise l'économie managériale. Des lois sur l'émission et la négociation des titres et sur la structure des sociétés de holding ont limité le contrôle privé des capitaux. La monnaie s'est détachée de sa base métallique « libre » pour devenir une « monnaie dirigée » sous la direction de l'État. Sans aucun égard pour les principes budgétaires capitalistes, l'État se permit des déficits annuels de billions de dollars et utilisa la dette publique comme un instrument de politique sociale managériale. Les impôts furent destinés à des fins sociales et politiques plutôt qu'à assurer l'équilibre budgétaire.

L'État devint de beaucoup l'établissement bancaire le plus important. Une suite ininterrompue de mesures restreignirent les droits de propriété privés et affaiblirent le pouvoir social des capitalistes.

Tandis que, dans les entreprises privées et gouvernementales, la situation des managers se faisait de plus en plus florissante, les capitalistes se lamentaient entre eux au sujet de « cet homme ». Le Congrès, malgré de petites révoltes périodiques, voyait son autorité décroître au fur et à mesure que la souveraineté passait du Parlement aux bureaux de l'État ; ceux-ci finirent par devenir législateurs de fait. En 1940, le Congrès ne possédait même plus le droit de déclarer la guerre, attribut primordial de la souveraineté. Les changements subis par la structure de la société moderne et ceux de la nature de la guerre moderne s'opposaient à l'observance de la Constitution. Le Congrès s'aperçut de son impuissance en maintes occasions : lorsque le Bremen fut arraisonné ; lorsque, sans qu'il eût été consulté, les avoirs étrangers furent gelés ; lorsque des émissaires confidentiels furent envoyés à l'étranger au lieu des diplomates officiels ; lorsque des secrets et des fournitures militaires furent livrés à des puissances belligérantes ; et surtout lorsque l'exécutif négocia l'acquisition de bases navales et stipula les conditions de la loi de «prêt et bail ». Le Parlement avait tellement perdu confiance en lui-même qu'il n'osa pas protester.

Le New Deal n'est ni le nazisme ni le stalinisme ; il n'en est même pas l'équivalent américain direct, car il est bien plus éloigné qu'eux de la société managériale , les États-Unis n'ont pas encore renoncé au capitalisme. Néanmoins, il apparaît à tout observateur de bonne foi que le New Deal se dirige dans le même sens que le nazisme et le stalinisme ; dans tous les domaines — économiquement, socialement, politiquement, idéologiquement — il s'écarte du capitalisme traditionnel. Le New Deal est une phase de la transformation de la société capitaliste en société managériale.

De vieux libéraux tels que Oswald Garrison Villard, qui, d'une manière générale, soutenaient le New Deal avec enthousiasme, ont été intrigués par son attitude dans certaines circonstances. Ils n'ont pas compris pourquoi, sur des questions importantes, les tories et les républicains lui avaient été hostiles ; par exemple, lors du plan de réorganisation de l'exécutif qui assenait un coup dur à la démocratie parlementaire ; puis, au sujet des règles que les new-dealistes comme Ickes et Roosevelt lui-même entendaient imposer à la presse. Les républicains et les tories semblaient, dans ces occasions, défendre la liberté, et de nombreux libéraux du type de Villard, abandonnant momentanément le New Deal, se joignirent à eux. Comment expliquer ce paradoxe ? ,

La clé du mystère est que le new-dealisme n'est pas libéral et progressiste au sens capitaliste. Son progressisme consiste à progresser vers la société managériale. Quelques-unes des mesures prises à cet effet offrent une ressemblance apparente avec celles que préconisent traditionnellement les capitalistes libéraux. C'est grâce à cette ressemblance superficielle que le new-dealisme a pu s'attacher des libéraux authentiques dont les idées politiques sont toujours embrouillées. Mais la tendance générale du New Deal est absolument contraire à l'idéal et aux buts du libéralisme. Les libéraux de la vieille génération, dont les principes sont plus solides et qui sont moins adaptables que les jeunes, ont fini par s'apercevoir de ce qu'il en était, en 1940, et, comme Villard lui-même, ils ont, très logiquement, donné leur appui à Wilkie lors de la campagne présidentielle.

Tout en sapant les institutions capitalistes, le New Deal a soumis les masses, d'abord idéologiquement, au moyen d'une propagande destructrice de leur confiance dans les idées fondamentales et les slogans du capitalisme, et qui vulgarisait les idées et les slogans appropriés à la transition vers la société managériale. Ensuite, en resserrant les liens entre les organisations ouvrières et l'État, comme en témoigne d'une façon frappante l'histoire du mouvement ouvrier pendant la période du New Deal.

L'ancienne section du mouvement ouvrier, l'A.F. du L., conformément au principe capitaliste de « l'État limité », a pris soin de conserver, dans une large mesure, l'autonomie des syndicats, d'éviter leur union trop étroite avec l'appareil gouvernemental, afin de garder la faculté de marchander librement, tout comme les capitalistes privés s'efforcent de maintenir, sur le marché, leur position indépendante. Cette politique fut continuée sans changement par l'A.F. du L. pendant les cinq ou six premières années du New Deal. Le C.I.O. fut un produit de la période du New Deal ; durant plusieurs années, il fut, d'un côté, favorisé par le Gouvernement qui s'en ' fit presque le parrain ; d'un autre côté, il se rapprochait de plus en plus de son intégration dans l'État. Chacun connaît les rapports intimes existants entre le C.I.O. et le Conseil national des Relations avec le Travail. La Ligue des Sans-Parti du Travail, création du C. I. 0., était, en fait, une arme politique aux mains du NewDeal. Le C.I.O. fonctionna ouvertement au cours de la campagne présidentielle de 1936 et dans de nombreuses campagnes gouvernementales. Plus récemment, le gouvernement du New Deal, en retirant ses faveurs spéciales au C.I.O., a cherché à s'attacher plus étroitement le A.F. du L. afin d'amener le mouvement ouvrier tout entier dans son orbite. Ses relations avec les organisations des agriculteurs et des consommateurs sont parallèles aux tendances du mouvement ouvrier. Les exemples de la Russie et de l'Allemagne nous ont enseigné que les débuts de la société managériale exigent la fusion des organisations populaires avec l'État. Les bureaucrates qui dirigent ces organisations prennent place parmi les « managers ». Cette tendance est visible dans le New Deal.

L'importance de l'opposition capitaliste au New Deal ne doit pas être négligée. Après les deux premières années, alors que presque personne ne se rendait compte de ce qui se passait, les capitalistes se sont vivement opposés au New Deal. Lors des élections de 1936, les trois quarts ou plus des capitalistes de bonne foi étaient hostiles à Roosevelt. En 1940, la proportion a dû s'élever à 90 p. 100. Les marxistes orthodoxes sont bien en peine d'expliquer ce fait incontestable. Leur théorie les oblige à dire que Roosevelt et le New Deal représentent le capitalisme et la classe des capitalistes. Alors, pourquoi presque tous les capitalistes y sont-ils violemment opposés ? Ce doit être en partie par hypocrisie et en partie parce que les « capitalistes ne comprennent pas leur propre intérêt ».

Quelle pitoyable façon de sortir d'une difficulté ! et quelle misérable insulte aux capitalistes qui comptent dans leurs rangs de nombreuses personnes très intelligentes !

L'explication est bien simple : les capitalistes sont hostiles au New Deal parce qu'ils en aperçoivent les tendances anticapitalistes. Malheureusement pour eux, ils n'ont pas de programme à offrir en remplacement de celui du New Deal. Ils ne peuvent que répéter, rituellement, ce que disaient leurs pères au sujet de la « liberté », de la « libre entreprise», de la « manière américaine», de l'« occasion » de l'« initiative individuelle ». Mais ces formules n'émeuvent plus les masses. Afin de se conserver un public, les capitalistes sont forcés de les accompagner de protestations de sympathie à l'égard des « réformes » du New Deal, dont ils disent accepter le principe tout en en réprouvant les « méthodes ». Cette réprobation ne constitue pas un programme bien convaincant, comme l'ont découvert Landon et Wilkie.

* * *

Quand la seconde guerre mondiale éclata, la première des guerres formatrices de la société managériale, les États-Unis n'étaient pas préparés au rôle qui les attendait dans cette nouvelle période historique. Ils ne l'étaient pas militairement, et, ce qui est bien plus important, ils ne l'étaient pas socialement. Mais les guerres ont pour habitude d'accélérer l'allure des changements sociaux. Et dans la période de transition actuelle, où les modifications sont déjà particulièrement rapides, l'effet de la guerre est spécialement dynamique.

Leur territoire contenant l'une des trois zones centrales d'industrie avancée, les États-Unis forment naturellement le noyau d'un des super-États futurs. Partant de leur base continentale, ils chercheront forcément à conquérir le plus de pouvoir mondial au détriment des deux autres super-États basés sur les deux autres zones centrales d'industrie avancée ; ils n'ont pas le choix, leur survivance dans le monde de l'avenir dépendant de cette tentative d'expansion. Se retirer dans la coquille de leurs quarante-huit États aboutirait rapidement à un suicide politique. Il n'y a aucune raison de supposer que les États-Unis se résigneront au suicide.

Le problème qui se pose pour eux ressemble à celui qui se pose pour l'Allemagne, mais il est, dans l'ensemble, considérablement plus facile. Il comporte d'abord la consolidation de la principale base stratégique. En Europe, cette consolidation impliquait la destruction du système politique continental. En Amérique, la plus grande partie de la base est déjà incluse dans les frontières des États-Unis. La consolidation s'y réduit donc à des mesures internes, à l'affermissement de « l'unité » intérieure et à la coordination de l'efficience.

Il faut ensuite étendre la base afin de la rendre invulnérable à l'attaque et commode pour l'offensive. C'est ce qu'on appelle couramment la politique de la « défense modifiée de l'hémisphère », qui implique le tracé d'un cercle entourant toute l'Amérique du Nord et le Nord de l'Amérique du Sud. Ce second stade est déjà assez avancé. Il a été préparé par une série de conférences et d'accords panaméricains et par ce que la propagande dénomme « la politique de bon voisinage ». A cet effet, on a établi des lignes aériennes à travers l'Amérique latine, on a organisé des visites de bateaux et d'avions de guerre, on a projeté la grand'route panaméricaine, la fortification du canal de Panama, des accords militaires avec les nations sud-américaines, l'alliance défensive avec le Canada qui, en fait, subordonne la souveraineté canadienne aux États-Unis, et l'on a obtenu de la Grande-Bretagne des bases sur l'Atlantique.

On ne s'en tiendra pas à ces mesures ; ce stade se terminera, comme Hitler l'ambitionne par-dessus tout en Europe, par l'élimination de fait de l'indépendance de toutes les nations et colonies de la zone américaine où, seuls, les États-Unis posséderont la souveraineté politique.

Le troisième stade, bien que déjà commencé pour les États-Unis, se prolongera pendant de nombreuses décades dans l'avenir ; les deux premiers stades n'en ont été que la préparation. Il comportera l'acquisition du maximum de pouvoir mondial au détriment des zones centrales d'Europe et d'Asie.

Telle est la perspective qui s'ouvre devant les États-Unis, par suite de ce que sera la politique mondiale dans la société managériale.

Mais les États-Unis ne sont pas encore un État managérial, bien que tout indique qu'ils tendent à le devenir, et cela, de plus en plus rapidement. La lutte mondiale, commencée en septembre 1939, est ainsi destinée à se fondre graduellement dans le conflit mondial entre les divers États directoriaux.

Certains événements de la dernière année sembleraient infirmer cette conclusion : Roosevelt a accordé des concessions aux capitalistes afin de les faire collaborer à la défense nationale, pourra-t-on m'objecter. C'est exact. Toutefois, ces concessions ne seront que temporaires et illusoires ; la position des capitalistes n'en sera pas fortifiée. La guerre moderne n'est pas profitable aux capitalistes : la première guerre mondiale a déjà démontré qu'elle n'avait pas plus profité aux vainqueurs qu'aux vaincus. Ce fait confirme qu'elle a été la dernière grande guerre du capitalisme ; les guerres antérieures avaient toujours profité au vainqueur et souvent aussi au vaincu.

* * *

II nous reste à nous demander si les États-Unis seront le théâtre de mouvements révolutionnaires de la masse accompagnés du terrorisme et des « purges » qui ont fait partie de l'évolution managériale en Allemagne et en Russie. Ni les précédents historiques, ni l'analyse des conditions présentes ne permettent de répondre avec certitude à cette question.

L'expérience du New Deal suggère la possibilité d'un mouvement révolutionnaire pour ainsi dire officiel, venu d'en haut, du gouvernement lui-même ; il existe déjà, sous une forme primitive, au sein des forces du New Deal. Il est possible, avec une bonne volonté suffisante et une compréhension claire de ce qui se passe dans le monde, que les États-Unis passent de la société capitaliste à la société managériale d'une façon relativement démocratique.

C'est cependant peu probable. La clarté fait défaut, et les groupes sociaux ont trop à perdre et à gagner à cette transformation. Les capitalistes perdront tout ou presque tout ; les masses, au cours de la transition, perdront l'espoir d'une société libre et sans classes. Les membres de la nouvelle classe dirigeante se disputeront les places. Il est vraisemblable que les États-Unis n'échapperont pas aux mouvements révolutionnaires populaires, à la terreur et aux exécutions qui préludent toujours à l'instauration d'un ordre nouveau. Les sociétés ne se contentent pas de désirer changer l'ordre ancien ; il vient un moment où elles éprouvent le besoin de le briser, du moins symboliquement.

XVII-Objections

JE me rends bien compte que les conclusions auxquelles aboutit ce livre déplairont à la plupart des lecteurs. Si elles sont justes, leur vérité ne sera pas affectée par les reproches dont on pourra accabler l'auteur. En le dénonçant, on pourra persuader les gens de ne pas croire ce qu'exposé le livre ; mais la vérité est fonction, non de la confiance, mais des preuves.

Le but de la propagande est d'amener les gens à accepter certaines idées, certains sentiments ou certaines attitudes. Le but de la science est de découvrir la vérité. La propagande atteint le mieux son but en ne présentant qu'un côté des choses, celui qui est favorable à sa thèse, et en supprimant tout ce qui pourrait l'affaiblir et fortifier celle de l'adversaire. Comme l'a dit Hitler à ce sujet, on ne vend pas sa marque de savon en disant qu'une marque rivale est, en réalité, tout aussi bonne.

La science, elle, cherche toujours à présenter tous les témoignages, qu'ils soient ou non favorables à l'hypothèse émise. Le but scientifique est aussi bien atteint en démontrant la fausseté de l'hypothèse que sa justesse. Je n'ai personnellement nul désir de prouver l'exactitude de la théorie de la révolution managériale. Au contraire, mes intérêts matériels et moraux et mes espérances sont en conflit avec les conclusions de cette théorie. Je me suis efforcé, au cours de ce livre, d'en discuter les preuves négatives, et je veux y revenir dans ce chapitre final.

Je ne prétends pas établir la liste complète des objections possibles ; cela dépasserait mon but actuel. J'ai été obligé de m'en tenir à la formulation de la théorie de la révolution managériale ; à sa comparaison avec les théories rivales ; à l'esquisse générale de sa signification et des preuves de sa réalité ; à son application spéciale aux problèmes de la politique mondiale, à ceux de la Russie, de l'Allemagne et des États-Unis.

Il est particulièrement difficile de fournir à l'encontre de cette théorie des témoignages probants. Cela provient de ce qu'à ma connaissance elle n'avait pas encore été formulée systématiquement ; personne n'avait, en conséquence, eu l'occasion de la réfuter, si toutefois elle peut l'être. Il m'a donc fallu rassembler à la fois les arguments qui la confirment et ceux qui l'infirment. On a, néanmoins, présenté, bien que sommairement et incomplètement, nombre des éléments de ma théorie et de théories analogues employant le terme « révolution bureaucratique » au lieu de « révolution managériale », et ces théories-là ont été réfutées. Je me référerai dans les pages suivantes aux arguments utilisés à cet effet.

En pesant la valeur des arguments qui s'opposent à la théorie de la révolution managériale, nous ne devons pas oublier les principes de la méthode scientifique. Il ne suffit pas, pour démontrer qu'elle n'est pas certaine 100 p. 100, de prouver qu'elle rencontre des difficultés et que certains témoignages s'y opposent ; il faut encore prouver qu'elle est moins certaine que d'autres théories relatives au même objet, qu'elle offre plus de difficultés, et qu'elle est infirmée par plus de témoignages qu'au moins une autre théorie du même ordre. Aucune théorie relative à ce qui se passe réellement et à ce qui doit se passer n'est jamais « certaine » ; que ce soit dans le domaine de l'histoire, de la physique ou tout autre, elle ne peut être que plus ou moins probable. Si une théorie donnée est plus probable qu'aucune autre théorie appliquée au même sujet, c'est tout ce qu'on peut en exiger ; du point de vue scientifique, nous devons l'accepter.

* * *

II est possible de soulever des objections quant à la. formulation de la théorie de la révolution managériale : les uns la trouveront trop vague ; les autres la trouveront trop précise.

On dira qu'elle est trop vague parce qu'elle ne comprend pas de « lois mathématiques », de dates précises, de règles pour calculer quels seront mardi prochain les cours des valeurs. Il est évident que, comparée aux théories des sciences physiques, elle est vague ; ce n'est que la marque du degré encore primitif où se trouve aujourd'hui la science sociologique en général. A l'exception de quelques matières très limitées, la sociologie et l'histoire n'ont pas encore atteint le niveau des sciences physiques dans l'antiquité grecque.

On éprouve l'importance empirique d'une théorie en constatant si de la comparaison de cette théorie et des déductions qu'on en peut tirer avec d'autres théories sur le même sujet et des déductions qu'on en peut tirer résulte une différence, une différence sensible. La plupart des déclarations métaphysiques ou religieuses telles que « toutes choses sont des idées » ou « Dieu créa le monde » sont sans importance pratique, car il ne résulte pas de différence notable du fait de leur vérité ou de leur fausseté. Mais la loi de Boyle sur les gaz est importante parce que, selon qu'elle est juste ou inexacte, on peut s'attendre à des réactions très différentes de la part des gaz soumis à des pressions variables.

Si nous comparons la théorie de la révolution managériale à celle de la permanence du capitalisme ou à celle de la révolution socialiste, il est évident que ces trois théories sont importantes, car, selon que l'une ou l'autre est exacte, la différence pratique sera considérable.

En réalité, la théorie de la révolution managériale est plus précise que ce livre ne le fait supposer ; la nouveauté et la complexité du sujet m'ont fait une nécessité de n'en présenter qu'une esquisse générale. Des prédictions au jour le jour n'ont, du reste, guère d'intérêt, dans un livre destiné à paraître plusieurs mois après avoir été écrit.

Il est cependant facile de faire, en se basant sur cette théorie, des prédictions plus spécifiques que toutes celles que j'ai énoncées et de vérifier davantage ma théorie par ce moyen.

Mais on me reprochera sans doute plus encore une précision excessive. Bien des gens tiennent pour sacrilège de prédire de façon précise les événements de l'histoire humaine ; ils préfèrent penser : « tout n'est que hasard » ou « c'est la volonté de Dieu ». Au fond, la majorité des hommes n'ont pas envie de savoir ce qui va se passer et, par-dessus tout, les dirigeants de la société trouvent avantageux de se réserver la connaissance de l'avenir. Si des politiciens disent, avant une élection, qu'ils ne vont pas conduire le pays à la guerre et puis qu'ils la déclarent après les élections, il leur est plus avantageux que le peuple croie à un malheureux accident ou à une punition du ciel et ne se rende pas compte que, malgré les promesses antéélectorales, la guerre était une conséquence prévisible de leur politique. De même, les idéologues directoriaux ne tiennent pas à ce que l'on sache d'avance que leur régime, loin d'apporter la paix, l'abondance et la liberté, ne sera qu'une forme nouvelle de l'exploitation du peuple par une classe dirigeante.

Les objections les plus sérieuses ont été adressées à la théorie similaire de la révolution bureaucratique. Comme la mienne, elle déclare faux que le capitalisme doive continuer et faux qu'il doive être remplacé par le socialisme. Elle voit la structure économique de la société nouvelle en voie de formation à peu près comme je l'ai dépeinte. Mais, pour elle, la classe dirigeante se composera exclusivement de « bureaucrates », c'est-à-dire de politiciens au sens étroit de ce terme, ceux qui remplissent les fonctions non productives de l'administration politique : diplomates, policiers, militaires.

Cette opinion a été critiquée pour ce motif que les bureaucrates ne sont pas capables de constituer une classe dirigeante stable et effective ; la domination sociale repose sur le contrôle de fait des instruments de production, lequel ne peut être exercé que par le groupe qui joue un rôle direct dans la production. Ce n'est pas le cas des bureaucrates. 11 leur est possible d'acquérir un semblant de suprématie dans la société en profitant des conflits entre les autres classes directement employées à la production, dans des circonstances exceptionnelles et d'une brève durée. Ce fut ainsi que, sous Napoléon III, les fonctionnaires français s'assurèrent une indépendance éphémère en opposant les uns aux autres les capitalistes, les paysans et les ouvriers. De nos jours, il en a été de même en Russie et en Allemagne, durant un temps très court. Cet état de choses, disent les critiques, ne peut se prolonger ; tôt ou tard, l'une des grandes classes sociales qui travaillent directement à la production l'emporte ; la bureaucratie est obligée de se ranger à ses côtés et perd toute indépendance sociale.

Cette critique ne tient guère, même en ce qui concerne la révolution bureaucratique, et elle n'a pas la moindre valeur à l'égard de la révolution managériale.

Elle se base, en effet, sur une erreur très répandue au sujet de la « bureaucratie » moderne que l'on confond avec celle d'il y a quelques générations. Elle pouvait, alors, être rangée dans la classe « non productive », bien que ce ne fût, même alors, que partiellement vrai, puisque la production englobe, telle qu'on la pratique, la diplomatie, la guerre et la police. L'État était, à cette époque, strictement limité dans ses activités, la quasi-totalité de la production étant effectuée en dehors de sa sphère ; dans ces conditions, la bureaucratie ne pouvait pas être et n'était pas la classe dirigeante, quelles que fussent les apparences. La classe dirigeante était celle des capitalistes qui contrôlaient la production ; la bureaucratie représentait les capitalistes dans le domaine politique et en défendait les intérêts.

La bureaucratie contemporaine, surtout dans les pays les plus avancés dans la voie managériale, constitue, fonctionnellement, un groupe tout différent des bureaucraties d'autrefois. Les nouveaux bureaucrates ne font pas que s'intéresser à la production, ils dirigent déjà dans toutes les nations les plus grandes entreprises, et, grâce à divers moyens de contrôle, ils ont l'œil sur la plupart des industries. En outre, comme nous l'avons vu, même les fonctionnaires principalement occupés à « gouverner », au, sens le plus étroit de ce mot, appliquent à leur tâche la technique et les méthodes de l'industrie et de la science modernes.

Imaginer les bureaucrates d'aujourd'hui sous l'aspect des faiseurs d'embarras incompétents chargés de serviettes, représentés dans les romans du XIXè siècle, n'est qu'une caricature ridicule, et c'est cette caricature qui fait douter de leur aptitude à devenir la classe dirigeante.

Lorsque, rectifiant la « théorie bureaucratique », la « théorie managériale » démontre que c'est le groupe des managers qui devient la classe dirigeante, cette critique ne tient plus du tout. Les managers occupent, dès avant la transformation de la société en société managériale, la position-clé dans la production. Avec la consolidation de la structure managériale qui implique le monopole d'État de toutes les entreprises importantes, la position des managers est assurée.

Ces hommes — administrateurs, spécialistes, ingénieurs en chef, organisateurs de la fabrication, spécialistes de la propagande — sont actuellement les seuls dont l'attitude dénote la confiance en soi. Les banquiers, les capitalistes-propriétaires, les politiciens libéraux, les ouvriers, les fermiers, les boutiquiers manifestent, en public et en particulier, leurs doutes, leurs craintes, leurs soucis et leur tristesse.

Les managers, eux, savent qu'ils n'ont rien à redouter des immenses changements sociaux qui se préparent dans le monde entier ; ils savent qu'ils sont indispensables dans la société moderne ; ils s'apprêtent à accueillir avec empressement cette révolution, voire à y contribuer.

Une seconde critique adressée à la « théorie de la bureaucratie », principalement par les marxistes, est la suivante :

La solution des problèmes essentiels posés à la société moderne « exige » l'élimination de la propriété capitaliste privée des instruments de production. Les bureaucrates (auxquels nous pouvons substituer les « managers ») sont capables de s'en charger. Mais cela ne suffit pas. Si la société ne doit pas être détruite, il faut aussi supprimer les États nationaux et établir l'unité politique du globe. C'est là une tâche dont les bureaucrates (ou managers) ne sont pas capables. Leur pouvoir s'accroît encore davantage avec un nationalisme plus absolu encore que le nationalisme capitaliste, et ils suscitent ainsi une série interminable de guerres.

A supposer cette critique fondée, elle ne démontrerait nullement, comme l'imaginent les marxistes, que le socialisme va être établi ; elle indiquerait seulement qu'un chaos complet, la destruction de toute vie sociale organisée sont proches.

Mais cette critique est sans valeur. D'abord, les idéologies nationalistes des managers sont mal comprises. Le nationalisme est un procédé de consolidation sociale dont l'expérience a prouvé l'efficacité. C'est aussi un procédé d'une grande souplesse, pouvant être modifié selon les besoins. L'Allemagne, la Russie et le Japon ont prouvé qu'il n'est pas incompatible avec le renversement des frontières nationales existantes. L'Allemagne, ayant commencé à se consolider sur l'air de « la patrie allemande » et du « peuple allemand », continue aisément à le faire sur l'air de « l'Europe aux Européens », ou de « la race aryenne », ou des « ouvriers », ou de n'importe quel autre slogan qui lui sera commode. Le nationalisme japonais le plus forcené s'allie parfaitement avec l'idéologie et la pratique pan-orientales. Le nationalisme extrême qui sévit aux États-Unis s'adapte fort bien à la « politique d'hémisphère » et s'étendra sans peine en dehors de l'hémisphère.

Les managers sont en mesure de résoudre le problème du nationalisme capitaliste et ils s'en occupent même activement. Le nationalisme capitaliste implique un nombre relativement élevé d'États souverains indépendants. La structure managériale s'apprête à détruire pour toujours ce système politique et à y substituer les « super-États » dont j'ai donné la définition.

Il est vrai que cette solution managériale n'est pas conforme à la doctrine marxiste et qu'elle ne conduira pas à l'état mondial unique. Il est vrai également qu'elle servira de base à de nombreuses guerres, de même que la guerre fait partie des facteurs qui amèneront cette solution. Mais, à part des formules idéales, rien ni personne n' « exige » la « solution logique » de l'État mondial unique et de la suppression de la guerre.

L'histoire n'est pas un théorème géométrique ni un jeu d'échecs obéissant aux règles idéales que nous leur imposons. Rien ne montre que les hommes soient prêts à adopter ces solutions qui semblent logiques à un esprit calme et de bonne volonté ; tout montre que les hommes se battent et qu'ils continueront à le faire. Le capitalisme nationaliste est en voie de disparition. Le nouveau système politique des super-États laissera encore bien des problèmes à résoudre, mais il représentera une « solution » suffisante pour que la société continue d'exister. Il n'y a pas de raisons de croire que ces problèmes du système mondial managérial, y compris les guerres managériales, soient destinés à « détruire la civilisation ». On ne conçoit même pas ce que signifierait pour la civilisation la destruction d'une société organisée complexe. Ce qui est en train d'être détruit n'est pas la civilisation, mais notre civilisation.

Il est encore un autre genre de critique de la théorie de la révolution managériale : vous concluez que la société est sur la voie d'une nouvelle suprématie de classe, d'une nouvelle exploitation, de nouvelles guerres et, du moins pour un temps, de la tyrannie.

Pourquoi les gens se résigneraient-ils à cette perspective ? S'ils ont envie de paix, d'abondance et de liberté, ils balaieront vos managers et tout ce qui s'opposera à leurs désirs.

Je serais le dernier à nier l'importance historique des besoins, des désirs et des espérances des hommes. Ils forment, de toute évidence, partie intégrale et causale des événements historiques.

Quand l'expérience m'a instruit du caractère d'un homme, je me fais une idée assez exacte de ce qu'il dira et fera dans telle ou telle circonstance. Cette prévision s'applique de même à des groupes humains : chacun sait à peu près d'avance ce que la foule qui assiste à un grand match de football mangera, boira, sentira, criera et souhaitera, et les marchands ambulants font leurs calculs et leurs achats en conséquence.

Si la plupart des gens avaient en effet envie de paix, d'abondance et de liberté ; et si (ce qui est tout aussi nécessaire, mais plus rarement dit) ils connaissaient les moyens de les obtenir ; s'ils avaient assez de volonté, de courage, de force, d'intelligence et d'esprit de sacrifice pour employer ces moyens à ces fins, alors le monde organiserait sans doute la société de façon à réaliser la paix, l'abondance et la liberté. Mais rien, dans l'histoire passée et présente, ne prouve que ces trois conditions soient jamais remplies. Au contraire, le témoignage des analogies du passé et les circonstances présentes montrent que les gens agiront, espéreront et se décideront de manière à aider à la révolution managériale, qu'ils contribueront à la transition qui aboutira à la consolidation de la société managériale.

Cette dernière critique, relative au « facteur humain », se réduit à une erreur plus générale : nous considérons les problèmes de l'histoire sous l'angle de nos espérances au lieu de les comprendre comme le dicte la réalité.

De ces trois théories : le capitalisme va continuer ; le socialisme va être établi ; le capitalisme va se transformer en société managériale, laquelle est l'hypothèse la plus probable ? Étant donnés les témoignages d'ores et déjà à notre disposition, il est évident, à mon avis, que la théorie de la révolution managériale est la plus probable.

D'aucuns y verront une preuve nouvelle de ce qu'ils appellent la tragédie essentielle de la condition humaine. Je trouve qu'on ne peut, dans son ensemble, la qualifier ni de tragique ni de comique. Il n'est de tragédie ou de comédie qu'au sein de cette condition ; on ne dispose pas de point de comparaison permettant de la juger dans son ensemble. Elle est tout bonnement ce qu'elle est.